Le vol de la Colombe
22 avril 2022 : je commence (enfin) à remettre en ligne mes écrits, pour ceux qui ont envie de lire gratuitement des histoires.
Celle-ci a été écrite entre 2003 et le 22 août 2004. Si on exclut (évidemment) les rédactions scolaires, c’est mon premier texte — un roman court ou novella, je n’avais pas écrit de nouvelles avant.
A l’époque, je découvrais Jules Verne (et les titres en « où »), Hercule Poirot, Sherlock Holmes et Joseph Rouletabille : on retrouvera quelques traits (grossiers) de ces personnages volontiers hautains dans ce héros, Justin Zafiro.
Vous pouvez télécharger le PDF, ou lire en ligne juste en-dessous. Bonne lecture et n’hésitez pas à commenter 🙂
(Dernière version en ligne du 3 août 2022, après remise en page et un coup d’Antidote !)
Genre : polar, enquête policière
Récompenses, publication : aucune.
Taille : 29 000 mots (166 000 caractères)
Temps estimé de lecture : 2 heures
– LE VOL DE LA COLOMBE –
A Maman, sans qui je n’aurais jamais eu
le courage de finir ce livre pour le 22 août,
ni même de le relire le lendemain du mariage.
Bon anniversaire !
– PREMIERE PARTIE –
– FAITS –
– PREMIÈRE PARTIE —
– FAITS —
CHAPITRE I
OÙ APPROCHE DOUCEMENT LE MYSTÈRE.
Si j’ai enfin l’honneur de relater les événements de cette nuit du 22 avril 1992, c’est, je pense, bien plus grâce à la demande de mon ami qui a su élucider le mystère qu’aux miennes. Mes requêtes auprès du directeur du musée, qui n’est autre que mon père, demeuraient vaines, car celui-ci voulait préserver sa réputation et celle de son musée. Et je le comprends, parce que quand on connaît partiellement l’affaire, on peut se permettre, injustement, de douter de la sécurité du bâtiment ! Je désespérais donc de pouvoir un jour montrer au monde entier la subtile solution de ce problème qu’il ignorait, à cause de nous qui avions réussi à résoudre et étouffer l’affaire en une nuit et ainsi sauvegarder la renommée du musée. Mais, après avoir lu dans un article de journal les infâmes délations d’un policier, calomnies qui décrivaient le musée comme « un moulin où chacun pouvait emprunter à son simple gré ce qu’il lui plaisait », mon ami me pria, après avoir demandé l’autorisation au directeur, de raconter ce qui s’était déroulé douze ans plus tôt. Cet ami, dont je vous parlerais bientôt, a convaincu mon père en lui disant que le musée était loin d’être un « moulin », qu’il n’y avait aucune honte à être au cœur d’un si prodigieux vol et que cet épisode, puisqu’il semblait ressurgir du passé, devait être raconté avec vérité. Prodigieux vol, car il y avait un grand mystère, dû à ce que rien ne nous permettait de découvrir le voleur ni sa façon d’agir ; et c’est pourtant avec bien peu de choses qu’un être brillant et lucide a pu tout nous expliquer, en étant étranger à l’enquête.
Vous m’accuserez peut-être de commencer à parler de vol dans le préambule, mais vous vous en doutiez probablement ; après tout, que peut-il arriver de sensationnel dans un musée, à part un vol et l’acquisition d’une grande œuvre, événement rare et peu sujet à roman ?
Cela fait maintenant plusieurs années que cela s’est produit, mais heureusement, le souvenir d’un tel chapitre dans ma vie demeure ineffaçable, et tous les détails me reviennent comme si l’enquête avait eu lieu hier. Bien sûr, quelques éléments me manquaient lorsque j’ai commencé à mettre au clair mes idées, et j’ai donc été obligée, pour rédiger une affaire si complexe, de demander l’aide des personnes présentes et d’utiliser les notes que j’avais prises dès le lendemain ; ainsi, je pense avoir tout retranscrit à l’identique. Afin de laisser aux lecteurs le loisir d’enquêter et d’aiguiser leur réflexion, je distillerai les indices comme ils le furent pour nous-mêmes ; ou du moins j’essaierai, car rien n’est plus difficile pour moi que de raconter l’affaire la plus incroyable de toutes celles auxquelles j’eus le privilège d’assister – participer ayant été un bien grand mot pour résumer mon rôle. Là-bas, où tous nous semblions faire de la figuration ou appartenir au décor, où nous restions ébahis devant ce que nous considérions comme surnaturel, il n’y avait qu’une personne qui semblait comprendre l’incompréhensible : celui-ci comprenait plus vite que la police, agissait alors que les interrogatoires se déroulaient et avançait pas à pas vers la clé de cette énigme, vers son doux instant de gloire. Mais je pense exagérer en disant que je fus juste, comme beaucoup qui se reconnaîtront, un simple spectateur de l’enquête : je suis tout de même celle qui a amené sur les lieux le « Sherlock Holmes du musée Reflet », alors qu’il n’aurait jamais été au courant de l’affaire sans moi. Je pense avoir fait beaucoup de louanges, et j’espère que vous comprendrez que ce n’est pas pour faire l’éloge d’un vol, ni par orgueil d’auteur, mais plutôt parce que l’affaire les vaut bien à mon humble avis. Tarissons-les pour le moment, et parlons maintenant du mystère du musée Reflet.
Mon père, Charles Doury, avait quitté l’éducation dans son quarantième printemps pour devenir ce qu’il avait toujours souhaité être : directeur de musée. Il pouvait disserter des heures durant sur les toiles qu’il avait acquises ou qu’il aimerait acquérir. Ma mère trouvait cette vocation « bizarre »… Et c’est en tant que fille du directeur, et non en tant que détective — ce que je n’ai jamais été — que la nuit du 22 avril, le téléphone me tira brusquement des bras de Morphée. À l’autre bout du fil, tel un claustrophobe coincé dans un ascenseur et voulant économiser son précieux oxygène, mon père me dit : « Elena, il y a eu un vol au musée, viens vite, je t’expliquerai. » Puis il raccrocha.
J’aurais maudit ce téléphone qui ne semble sonner que lorsqu’on essaie de prendre un bain, de manger ou de dormir en paix, si la voix n’était pas à ce point empreinte de frayeur ; et je me demandai juste pourquoi il m’avait appelée, moi qui ne suis pas apte à résoudre un mystère, aussi simple soit-il. Je compris qu’il considérait que c’était le musée de la famille Doury qui avait été volé, et pas seulement le sien. M’étant rendu compte de la difficulté de réfléchir à une heure si tardive, j’obéis à mon père.
Alors que je m’habillais de la première robe que je pus trouver, une robe rouge, je me dis qu’une présence pourrait m’être utile, surtout si je devais passer la nuit au musée. En réalité, ce n’était pas n’importe quelle présence que je désirais, mais plutôt celle d’un jeune homme qui, je l’espérais, ferait bientôt partie de notre famille, en changeant mon nom. Après tout, si j’étais concernée, lui aussi l’était.
Et c’est ainsi que je réveillai un jeune étudiant en médecine qui ne demandait qu’à dormir et lui proposai de me retrouver au musée.
CHAPITRE II
OÙ JUSTIN FAIT SA PREMIÈRE APPARITION
DANS L’OBSCURITÉ
Que serait un grand mystère sans un illustre enquêteur ? Pourrait-on imaginer une affaire policière sans un grand détective tel que ceux imaginés par Agatha Christie, Sir Arthur Conan Doyle ou Gaston Leroux ? Les secrets qu’eux seuls peuvent découvrir resteraient hermétiques à toute autre personne et nous aurions un mystère irrésolu ; ceci s’illustre parfaitement dans Dix petits nègres d’Agatha Christie.
La question était donc : qui allait résoudre, si toutefois un être humain en fut capable, l’affaire du musée Reflet ?
En 1986, mes parents avaient décidé de modifier les plans de notre grande maison, et pendant une semaine du mois d’août, nous sommes allés nous réfugier dans une auberge. Celle-ci était tenue par madame Zafiro dont le mari était le cuisinier du restaurant annexe. Madame Zafiro était une femme de petite taille aux cheveux bruns et frisés, cherchant sans cesse les lunettes qu’elle ne pouvait pas supporter malgré leur évidente nécessité ; monsieur Zafiro, quant à lui, était un moustachu aux cheveux noirs et courts, ce que certains appelleraient un grand brun ténébreux, ignorant ainsi sa coutumière jovialité. Les sueurs conjuguées de ces deux braves personnes permettaient à leur fils unique, Justin, d’étudier dans d’excellentes conditions. Lorsque je fis sa connaissance, il avait dix-neuf ans et avait réussi sa deuxième année de premier cycle des études de médecine. En avril 1992, il était donc en septième année et allait bientôt pouvoir accrocher sa plaque dorée ; je sous-entends bien sûr qu’il n’a pas redoublé, tant le sérieux appliqué dans ses études et ses facilités à comprendre et apprendre sont développées. Son père, Jim Zafiro, a quitté la botte italienne pour venir habiter dans l’hexagone français lorsqu’il avait quinze ans. Justin, quant à lui, est né en France, pays natal de sa mère. Jamais confronté à une affaire policière, il n’avait vraiment pas sa place au cœur de celle-ci ; il était donc contraint, par exemple, d’assister aux interrogatoires sans y participer réellement. De plus, avec ses besoins de symétries, qu’il qualifie lui-même de troubles obsessionnels compulsifs, il lui arriva d’énerver quelques policiers. De toute manière, ce n’était pas pour résoudre l’affaire que je l’avais appelé, mais bien pour me tenir compagnie.
Quand je le vis ce soir-là, adossé à un lampadaire et essuyant ses lunettes rondes, j’aurais ri aux éclats si j’en avais le cœur : mal rasé et les cheveux bruns, comme ses parents, en bataille. En y repensant, mais peut-être est-ce un faux souvenir, il avait un petit côté Edouard Baer — à l’époque, il ne pouvait évidemment pas m’y faire penser puisque je n’avais encore jamais vu cet acteur à l’écran. Bien que sa garde-robe soit très variée, Justin semblait s’être habillé très rapidement : en effet, son jean crème s’accordait bien peu avec sa chemise bleu marine et encore moins avec son manteau marron clair, voire passé ou trépassé. Ses vêtements étaient très mal repassés, comme à l’accoutumée, et j’osais à peine imaginer le dos de sa chemise, caché par son manteau usé. Une personne qui aurait voulu le rendre intimidant ce soir-là se serait probablement penchée sur ses imposantes ombres. Celles-ci devaient leur grandeur à deux sphères lumineuses, posées sur des murets de part et d’autre de l’escalier, à hauteur de l’entrée du musée donc au-dessus et derrière Justin ; mais c’était encore bien peu pour donner à ce jeune homme toute son importance. J’aimerais vous le décrire plus longuement, mais il m’a demandé, pour une raison que j’ignore encore — probablement la pudeur — de ne pas le faire. Peut-être ne veut-il pas être reconnu, puisqu’il m’a également demandé de taire le nom de la ville où se déroulèrent ces événements, et de ne pas révéler le vrai nom du musée ; ce sera à vous de mener l’enquête pour trouver quel musée Justin a surnommé ainsi…
Après de brèves politesses mensongères sur nos allures respectives, et après avoir montré au policier qui gardait la porte ma carte d’identité, parfaitement mariées par sa couleur et ses plis au manteau de Justin, carte prouvant que j’étais bien la fille du directeur, nous franchisâmes le seuil. Ma montre, cadeau du galant jeune homme, indiquait une heure trente-quatre.
Alors que je croyais entrer dans un lieu en alerte, je m’aperçus que, bizarrement, un grand calme régnait dans le musée. Une petite fenêtre laissait passer quelques rayons solaires reflétés par l’astre des nuits, et des tubes fluorescents avaient permis à quatre policiers de commencer leurs recherches. Que cherchaient-ils vraiment ? Eux-mêmes ne le savaient probablement pas. Peut-être un passage secret, un tunnel, des traces de pas, des poussières déplacées… En tout cas, ils cherchaient ces indices debout, agenouillés, voire allongés, tandis que celui qui devait être le plus gradé des policiers présents discutait avec mon père :
— Comme je vous l’ai dit au téléphone, monsieur Doury, nous avons été la discrétion même et nous avons utilisé des voitures civiles. Nous ferons tout notre possible pour ne pas ébruiter cette affaire et plus encore pour retrouver votre « Colombe. »
— Je vous en remercie, dit mon père. J’ai oublié de vous dire que j’ai placé un de vos hommes à l’entrée et lui ai demandé de fermer le rideau de fer et la grille quand ma fille sera là. Je l’ai appelée pour me soutenir dans cette épreuve. Ce musée est toute ma vie, vous comprenez ; et voler une œuvre majeure de mon musée, c’est arracher une partie de ma vie.
Justin et moi approchions des deux hommes. Face à mon père trapu, de taille moyenne et aux cheveux bruns grisonnants, la silhouette longue et effilée du policier se précisait : c’était un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux courts, noirs et grisonnants, et dont le visage strict s’associait à son costume noir et à sa chemise blanche pour lui donner un air impénétrable. Pendant que je dévisageais cet homme, nous entendîmes derrière nous le policier qui avait vérifié mon identité fermer avec grand-peine la grille et la porte de fer. Mon père me vit avec Justin et sembla surpris de voir que je n’étais pas venue seule ; et c’est rapidement qu’il se chargea des présentations. J’appris alors que le policier était le lieutenant Bourdon, chargé de rassurer mon père.
— Bonsoir, ou plutôt bonne nuit. Je trouve très gentil de votre part d’être venue soutenir votre père, mademoiselle, mais j’aimerais que vous et votre ami restiez en dehors de l’enquête. Il semblerait que les indices n’affluent pas vraiment et il serait déplorable que vous nous empêchiez de les découvrir, surtout pour votre père. Je vous demanderai donc une nouvelle fois de bien vouloir vous tenir à l’écart…
L’homme de cinquante ans avait à peine fini de nous dire cela le plus diplomatiquement qu’il put (même si je sentais bien qu’il aurait voulu nous dire de quitter au plus tôt le musée où nous n’avions rien à faire cette nuit-là) quand, ne me laissant pas le temps de dire que nous ferions tout pour ne gêner nullement l’enquête, Justin déclara qu’il « ne gênerait pas pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait rien à gêner. »
— Et qu’est-ce qui vous fait dire ça, jeune homme ? demanda le lieutenant à la fois curieux et moqueur. Seriez-vous le voleur ?
— Bien sûr que non puisque je viens de l’extérieur et que je ne possède pas la clé de la porte d’entrée, dit l’interrogé en souriant.
— Je ne vois pas le rapport, m’exclamais-je. Le voleur aussi est à l’extérieur maintenant, et il ne peut pas posséder la clé puisque c’est mon père qui la garde pour la nuit.
— Je m’explique, dit l’énigmatique garçon. Je ne suis pas venu souvent ici, mais je me souviens qu’il fait assez sombre, car il n’y a pas de grandes fenêtres, n’est-ce pas ?
Mon père acquiesça.
— Dans ce cas, continua Justin, si mes souvenirs sont bons, le tableau, qui a des dimensions d’environ cent centimètres sur cinquante…
— Soixante-treize sur cinquante-trois comme la Joconde, mon petit, rectifia le seul à avoir suffisamment choyé le tableau pour connaître ses dimensions.
— D’accord… De toute manière, les fenêtres sont toutes trop petites pour laisser passer un tableau de cinquante-trois centimètres de large. Je pense que leur diamètre doit être de quarante centimètres, à peu de choses près. Sauf s’il y a des fenêtres plus grandes que je n’ai pas vues.
À nouveau, en bon directeur connaissant tout de son musée, mon père précisa que le diamètre des fenêtres rondes était de quarante-trois centimètres et qu’aucune d’entre elles ne pouvait par conséquent laisser sortir le tableau, même sans son cadre. Il précisa qu’il n’existait qu’un seul type de petites fenêtres au musée, et que cela constituait une de ses principales sécurités pour les grands tableaux.
— Je commence à comprendre, dis-je. Le tableau n’a pas pu sortir par les fenêtres ; il est donc nécessairement sorti par la porte. Or, le musée ferme quand le dernier des visiteurs est sorti, c’est-à-dire vers dix-huit heures, si je ne m’abuse. Le tableau était encore dans le musée à cette heure et ne pouvait sortir que par la porte, ce qui signifie que le voleur possède la clé, ou bien que le tableau est encore ici…
— Ou découpé, finit le lieutenant.
CHAPITRE III
OÙ ON EXPRIME L’INEXPLICABLE
— Lieutenant, vous pouvez venir voir ? entendit-on à travers le silence ambiant.
Le policier nous laissa tous les trois près de l’entrée. Je profitai de son absence pour demander à mon père de plus amples informations, ma curiosité ayant été éveillée par ce que nous venions de conclure.
— C’est simple, nous dit-il, nous ne savons strictement rien. Tu connais la sécurité du musée : elle est ancienne, comme moi. Je vais vous raconter ce qui s’est passé. Asseyez-vous sur ce banc derrière vous, ça risque d’être long…
Nous nous assîmes sur le banc indiqué tandis qu’il réfléchissait sur ce qu’il allait nous dire.
— Hier matin, reprit-il enfin, je suis arrivé comme d’habitude vers huit heures pour ouvrir le musée avec la seule clé qui existe. C’est moi qui garde cette clé pendant la nuit, comme tu l’as dit tout à l’heure. Je suis allé directement dans le bureau où se trouvent les écrans de contrôle de la vidéosurveillance, et où j’ai désactivé l’alarme par un code secret. Il est nécessaire de composer le code dans la minute qui succède à notre entrée, si nous ne voulons pas assister à un défilé de voitures de police. Ensuite, après moi arrivèrent les gardes : Hermann Erosi fut le premier, suivi par John Degrine, puis Hans Gano et Robert Pradcaz qui vinrent successivement jusqu’à huit heures quarante-cinq. Les portes du musée ont été ouvertes au public à neuf heures, comme d’habitude.
— Excusez-moi, intervint Justin, mais vous avez dit que vous êtes le seul détenteur de la clé qui permet d’entrer. Etes-vous également le seul à connaître le code ?
— Je vois que tu fais attention à tout ce que je te dis… D’abord, je suis le seul à posséder la clé pendant la nuit, alors qu’elle est placée toute la journée dans la salle de vidéosurveillance où chaque garde s’y relaie. Il est donc possible qu’un d’entre eux, voire même un visiteur, détienne un double. Quant au code, je suis bien l’unique personne qui le connaisse, mais il n’est pas très mystérieux pour qui me connaît un peu, et il se peut également qu’un garde l’ait appris de mes incessants bavardages ou de certaines notes que j’ai laissées dans le bureau. Enfin, si tu veux mon avis, le voleur ne possède pas le code, et il a trouvé un autre moyen pour commettre ce délit. As-tu une autre question avant que je ne continue ?
Justin n’en avait plus pour l’instant et pria alors mon père de poursuivre.
— Ce mardi s’est déroulé sans problème : nous avons principalement accueilli des habitués le matin et un groupe d’enfants l’après-midi. Nous fermons le musée à midi et demi et nous accueillons à nouveau à partir de deux heures et demie, mais exceptionnellement, nous avions arrêté les visites à midi trente, afin que les enfants puissent faire leur tour en toute tranquillité l’après-midi. Nous avons fermé les portes quand ils sont partis, vers dix-sept heures quarante-cinq.
— Vous voulez dire que les enfants sont restés trois heures au musée ? demanda Justin, qui semblait étonné.
— Je sais que ça peut paraître beaucoup de temps pour un si petit musée, mais je leur ai fait faire le tour complet en leur racontant chaque anecdote que je connais. Nous avons également organisé un goûter qui a duré presque trois quart d’heure, et une séance photo d’une demi-heure. Quand ils sont partis, les gardes ont bien vérifié, comme d’habitude, que personne n’est resté caché, notamment dans les toilettes, et enfin, vers dix-huit heures, lorsque les gardes étaient tous sortis, j’ai éteint les lumières et fermé la porte, ce qui a allumé l’alarme. Je suis certain que rien n’avait été volé et que personne n’était dans le musée à ce moment-là. Je sais que je détaille à outrance les insignifiants événements d’hier, sûrement inutilement d’ailleurs, mais comme je ne comprends pas ce qui s’est passé, je me dis que tout a peut-être une importance. En fait, je précise tout ce qui s’est déroulé durant la journée, puisque je ne sais rien de ce qui s’est passé pendant la nuit.
— Et que sais-tu sur cette nuit ? demandai-je impatiente.
— J’allais y venir, continua mon père. À minuit trente, le câble de la caméra a été sectionné, ce qui a entraîné le déclenchement de l’alarme, avertissant alors la police et moi-même d’une intrusion. Je ne savais pas encore qu’il y avait eu vol, et je pensais plutôt qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Un quart d’heure plus tard, j’ouvris le rideau de fer et la grille devant les policiers, et me rendis compte rapidement du triste événement : le cadre de la « Colombe » n’entourait plus qu’un mur jaune pâle. Il y a donc une série de questions auxquelles la police doit répondre en toute discrétion : comment quelqu’un a-t-il pu se trouver dans le musée cette nuit, sachant que personne n’y est resté à la fermeture des portes ? Pourquoi avoir détruit la caméra de surveillance alors qu’il aurait pu se montrer avec une cagoule, ou même un déguisement ? Pourquoi avoir choisi ce tableau précisément, alors que d’autres coûtent plus cher ? Enfin, et c’est le plus important, comment a-t-il pu sortir de là avec le tableau, alors que les fenêtres sont trop petites, comme nous l’avons dit tout à l’heure ? Ah, et j’ai omis de vous dire que quand l’alarme se déclenche, les portes du musée sont verrouillées et ne peuvent être ouvertes que de l’extérieur. Alors, qu’en pensez-vous ?
— Je pense, dis-je timidement, que pour entrer dans le musée, s’il n’y était pas déjà, le voleur avait besoin de la clé et du code. Il aura choisi ce tableau parce qu’il lui plaisait, même s’il n’est pas le plus cher ; ce qui tend à prouver que nous avons affaire à quelqu’un qui n’est pas intéressé par l’argent, ou qui a volé sans préméditation, ce dont je me permets de douter. Enfin, pour sortir, il aurait tout simplement pu demander à un complice de lui ouvrir de l’extérieur, non ?
— Je suis fier de toi, Elena, me félicita mon père. Tu es arrivée en quelques secondes à la conclusion qu’ont atteinte les enquêteurs en plusieurs minutes… Mais il y a un problème : quand l’alarme est en fonctionnement, c’est-à-dire la nuit, son déclenchement entraîne la fermeture des portes et l’activation d’une sirène qui n’émet du bruit qu’au poste de police et sur ce petit appareil que je garde près de moi chaque nuit ; c’est d’ailleurs parce que cette sirène n’émet pas de bruit directement que les voisins n’ont pas été prévenus. Et voici la faille dans ton raisonnement : la sirène s’arrête lorsque la porte est ouverte. Il est impossible de la stopper d’une autre manière : il faut entrer dans le musée.
— Mince, m’exclamais-je. Ce n’est vraiment pas de chance.
— Mais la chance n’a rien à voir là-dedans, rectifia mon père. Nous avons protégé le musée des voleurs, et il est donc normal qu’il ne puisse pas, en théorie, être volé. Il reste l’éternelle question qui va sûrement me hanter jusqu’à la fin de mes jours : comment le voleur a-t-il pu sortir le tableau ? C’est un véritable casse-tête… Bien, je vais voir où ils en sont ; attendez-moi là, je n’en ai que pour quelques minutes.
Justin sortit un calepin, un crayon, et se mit à noter tout ce qu’il avait appris :
« 8 heures : arrivée de M. Doury puis quatre gardes — noms à vérifier : Erozi, Degrine, Ganot, Pradcase.
9 heures : ouverture (habitués)
12 heures 30 : repas
14 h 30 : fermeture inhabituelle pour laisser les enfants tranquilles.
17 h 45 : départ des enfants et tour des gardes
18 heures : fermeture du musée (alarme)
0 h 30 : extinction de la caméra donc sirène jusqu’à 0 heure 45 (ne s’éteint que si ouverture)
0 h 45 : ouverture
1 heure : appel d’Elena
1 h 45 : Elena regarde ce que j’écris au-dessus de mon épaule, et son joli sourire creuse sur ses joues de magnifiques fossettes lorsqu’elle lit sur ma feuille que je l’aime. »
Il releva la tête et me sourit.
– DEUXIÈME PARTIE —
– OBSERVATIONS —
CHAPITRE IV
OÙ ON FAIT LE POINT SUR LES INDICES
DES POLICIERS
Je repensais à ce qu’avait dit Justin :
— Tout à l’heure, lui rappelai-je, tu as dit qu’on « ne gênerait pas pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait rien à gêner. » Mais tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu penses qu’il n’y a aucune trace.
— Appelle ça une intuition masculine, me répondit-il en souriant. En fait, en tenant compte de la superficie du musée et du nombre d’enquêteurs, je me suis dit que s’il y avait un indice, il aurait été trouvé ou détruit en trois quarts d’heure, temps écoulé entre les arrivées des policiers et de nous. Nous n’avions donc plus rien à gêner simplement parce qu’ils avaient déjà bougé tout ce qu’ils n’avaient pas encore trouvé. De toute manière, je doute que le voleur se soit amusé à laisser traîner des indices, alors qu’il n’est pas difficile de voler un tableau sans mettre ses empreintes sur chaque mur. Donc je pense que les enquêteurs n’ont pas découvert d’élément important.
— Bien sûr, sinon nous aurions été prévenus de toute façon, répondis-je fièrement.
— Je ne sais pas, me dit-il les yeux plongés, baissé dans ses pensées. Peut-être ne veulent-ils pas nous donner de faux espoirs, surtout à ton père qui me semble très fragilisé par cette affaire. Par contre, en admettant qu’ils aient trouvé des éléments permettant de faire avancer l’enquête, les policiers ne chercheraient pas si désespérément quelque chose de nouveau. Seraient-ils tous employés à rechercher des indices ? À mon avis, tu as remarqué que ces hommes cherchent quelque chose dont ils ignorent tout. Regarde celui-là, là-bas : que cherche-t-il ?
Justin me montra un policier tellement abaissé qu’on pouvait croire qu’il était allongé sur le ventre.
— Sauf s’il a perdu ses lentilles, continua-t-il, il n’y a plus rien qu’il puisse trouver sur le sol, puisque depuis une heure, tous ses collègues y ont laissé leurs empreintes de pas. Voilà pourquoi j’en arrive à penser que s’ils sont ainsi disposés dans le musée, c’est qu’ils ont probablement besoin d’un indice pour faire avancer l’enquête. Et s’ils ont besoin d’un indice au point de chercher après avoir tout chamboulé eux-mêmes, c’est qu’ils n’ont probablement rien trouvé, ou du moins rien de réellement important.
— Logique, conclus-je. Mais le plus simple n’est-il pas d’aller leur demander ?
En guise de réponse, Justin se leva et je fis de même en m’aidant de la main qu’il me tendait. Nous nous dirigeâmes vers mon père et le lieutenant Bourdon, toujours en pleine conversation. Je crus comprendre que quelque chose venait d’être découvert, et afin d’en savoir plus, en prenant soin de ne couper la parole ni à l’un ni à l’autre, j’entrai plus ou moins habilement dans la discussion :
— Excusez-moi, murmurai-je un peu gênée. Tout à l’heure, avant de prendre le temps de réfléchir, j’avais proposé une hypothèse selon laquelle le tableau serait encore au musée. Je n’avais pas tenu compte des sécurités ni de la section du câble de la caméra, mais maintenant que j’ai été mise au courant de ces choses, je me dis que le tableau est nécessairement ici avec son voleur. Sinon, comment aurait-il pu sortir du musée avec le tableau, sachant qu’il ne peut ni sortir par une fenêtre sans découper le tableau, ni ouvrir la porte d’entrée de l’extérieur sans déclencher l’alarme, ni de l’intérieur sans arrêter la sirène ?
Je savais très bien ce qu’ils pouvaient me répondre, mais je m’en moquais, parce que mon unique but était d’entrer dans la conversation.
— Et c’est pourquoi nous recherchons un autre moyen de sortir ou autre chose, rétorqua le policier. Nous avons trouvé un indice qui semble expliquer comment la caméra s’est arrêtée. Ou plutôt a été arrêtée. Le câble qui relit la caméra au bureau de vidéosurveillance a été arraché. Les experts pensent que le voleur a eu recours à une très petite dose de nitroglycérine qu’il a fait exploser par un choc ou par une variation de température. Nous pourrions rechercher une preuve qui corrobore cette hypothèse, mais j’estime que c’est inutile, d’autant plus que la nitroglycérine a dû être employée en très petite quantité, pour n’abîmer rien d’autre, et que les gaz qu’elle a dégagés doivent être en assez faible quantité, eux aussi. Remarquez, la nitroglycérine dégage un volume gazeux près de dix mille fois supérieures au volume de l’explosif. C’est les experts qui disent ça ; moi, je n’en sais fichtre rien. Après tout, le fil a explosé et a pu être détruit à distance, c’est tout ce qui m’importe. Pour en revenir à ce que nous disions, monsieur Doury, pouvons-nous contacter tous les gardes et leur demander de venir ?
Mon père hésita, puis il murmura qu’ils « pouvaient être contactés, mais qu’il ne fallait pas les avertir du vol par téléphone, afin de ne pas divulguer l’information. »
— Pour les faire venir, continua-t-il, vous pourrez leur dire que vous enquêtez sur la disparition d’un homme en costume vert, en tout point semblable au costume du musée. Quand ils rentrent chez eux le soir, les gardes ont encore leur costume sur eux, car il n’y a pas de vestiaire où ils pourraient se changer. Enfin, faites ce que vous voulez, mais je vous en prie, ne parlez de ce vol à personne qui ne soit pas au musée. Je peux compter sur vous, n’est-ce pas ?
J’avais rarement vu mon père dans un tel état d’angoisse. Ses mains tremblaient légèrement, mais le signe le plus évident de son anxiété était son excessive transpiration. Pour le calmer, le lieutenant Bourdon fit un signe d’assentiment et ajouta :
— Même si nous ne retrouvons pas la « Colombe » avant neuf heures, ce qui nous laisse un peu plus de sept heures, nous n’hésiterons pas à mentir au public. Nous ne déclarerons le vol qu’au dernier moment, où l’assurance l’exigera. Mais de toute manière, je compte bien vous rapporter le tableau avant l’ouverture. Toutefois, il va falloir que j’informe le parquet, ce qui aurait déjà dû être fait. Et après, ce sera à « eux » de décider.
Il avait dit ce « eux » avec une sorte de dédain, comme s’il n’acceptait pas l’autorité que le parquet a sur ses enquêtes. Alors qu’il parlait, je remarquai que le long visage du lieutenant se ridait en voyant mon père peiné. Justin, qui n’avait pas encore dit un mot, demanda soudain si nous pouvions visiter le musée. L’homme à l’imperméable dit à mon père que s’en occuper lui changerait les idées. « Allons-y, si vous y tenez », soupira mon père en s’essuyant le front du revers de la main.
CHAPITRE V
OÙ JUSTIN FAIT LE PLAN DES LIEUX
Justin avait sorti son calepin et rajouta que l’extinction de la caméra était probablement due à une explosion de nitroglycérine. Au fur et à mesure que nous avancions dans le musée, il dessinait les pièces ; et c’est son dessin et les informations qu’il avait mises que je reproduis ici, avec son aimable autorisation. Les modifications qu’il y a ajoutées plus tard n’y figurent pas pour des raisons évidentes de sécurité.
Je sens que tous déjà vous regardez ce plan et vous vous dites : « Que font-ils encore dans la salle d’entrée, à quinze mètres du vol ? » Je vous rappelle que nous n’avons fait que réfléchir jusqu’alors, et que c’est maintenant que nous allons vraiment commencer à inspecter les lieux. Quant aux policiers, je vous ai dit qu’ils étaient quatre dans la salle d’entrée, mais je ne vous ai pas dit qu’ils étaient autant dans la salle du vol. Je dois également préciser que les noms donnés par Justin aux différentes salles ne sont absolument pas officiels, et que si un jour vous venez au musée « Reflet » (si toutefois vous trouvez quel musée fut ainsi surnommé), il ne faudra pas demander où se trouve la salle des tableaux joyeux. Remarquez au passage que, tout comme moi, notre ami ne connaît strictement rien à l’art. Ceci étant dit, revenons au musée et à notre affaire.
Justin, en esquissant l’ébauche de son futur plan, semblait contrarié. Ses sourcils se rapprochaient l’un de l’autre et, comme pour éviter qu’ils ne se rejoignent, un fossé, communément appelé la ride du lion, se forma entre eux. Il nous suivait, moi et mon père, vers la salle large, mais ne regardait rien d’autre que sa feuille griffonnée, si bien qu’il marcha accidentellement — est-il nécessaire de le préciser ? — sur la main d’un policier. Après s’être excusé maintes fois auprès du malheureux homme, il nous rejoignit dans la salle des tableaux tristes. Cette salle semblait délaissée de l’enquête et nous nous y retrouvâmes seuls, ce qui ne semblait pas déplaire à Justin. En effet, le jeune homme profita de cette solitude pour parler à mon père de ses contrariétés :
— Monsieur Doury, dit-il avec anxiété. Savez-vous quelque chose à propos de ce vol que vous n’oseriez pas dire ?
Surpris autant que moi, mon père se défendit aussitôt. Interrompant ses balbutiements, Justin rajouta :
— Je vous dis cela, parce que vous devrez bientôt convaincre la police de votre innocence.
Habituellement, j’appréciais quand il restait aussi énigmatique avant d’apporter sa solution au problème qu’il soulevait, mais là il accusait presque mon père de s’être volé lui-même, ou au moins d’avoir été complice, et cela en était trop. J’allais intervenir, quand il précisa ses propos :
— Calme-toi Elena. Je n’accuse pas ton père, comme tu sembles le penser, mais j’essaie au contraire de le défendre. Dans peu de temps, si l’enquête piétine, et elle piétinera, il sera le premier accusé. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il est, en théorie, le seul à posséder la clé et le code, parce qu’il est l’un des seuls à connaître les sécurités du musée, et parce que l’assurance est un bon mobile pour se voler soi-même. De plus, cette histoire de nitroglycérine vient tout compliquer en arrangeant tout : maintenant, il paraît vraiment simple de sortir de ce musée avec le tableau.
— Comment ça ? demandai-je, calmée depuis que Justin avait dit qu’il allait défendre mon père. C’est là tout le mystère de cette affaire, je ne pense pas que ce soit très simple, comme tu dis. Avec toi, tout paraît primaire d’habitude, mais quelque chose me dit que tu auras bien du mal à prouver quoique ce soit ici, et à mon avis, tu ne pourras pas trouver seul le coupable.
— Je ne dis pas que ce que je sais comment le voleur est sorti, mais juste que je crois connaître un moyen simple pour sortir avec le tableau, déclara-t-il humblement. Si c’est possible, il suffisait au voleur d’arrêter les caméras à partir de la salle de vidéosurveillance, de sortir avec le tableau — tu as toi-même parlé de complice extérieur qui viendrait ouvrir la porte —, et ensuite, lorsque la nitroglycérine, si c’était bien de la nitroglycérine, a explosé, il était déjà loin.
— Peut-être, dis-je en réfléchissant. Dans ce cas, pourquoi cette explosion ? N’est-elle pas inutile si le voleur pouvait arrêter les caméras ?
— C’est pourquoi je disais que ton père a besoin de préparer sa défense, répondit-il. Sa culpabilité est l’explication la plus simple de ce vol et la meilleure raison de faire exploser la caméra. Elle aurait pu être désactivée pour empêcher que la première personne qui arriverait au musée le lendemain ne soit inculpée… Et c’est bien vous, monsieur Doury, qui arrivait le premier, n’est-ce pas ? Je pense que l’enquête tournera autour de vous, quand les policiers n’auront rien trouvé ; vous serez leur solution de facilité, leur lot de consolation, si je puis m’exprimer ainsi. Mais là n’est pas le problème pour le moment. Je propose que nous continuions d’inspecter les lieux ; qu’en pensez-vous ?
— Et comment peut-il arrêter les caméras ? demandai-je incrédule. Tu penses qu’il a effectué un arrêt sur image, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas vérifier les cassettes alors ?
— Chaque chose en son temps, me répondit-il. Pour l’instant, je veux surtout voir la salle du vol.
Nous étions abasourdis par l’attitude de Justin qui, après avoir annoncé à mon père qu’il allait sûrement être suspecté de vol, parce qu’il était le directeur et qu’il arrivait toujours au musée le premier, lui demandait de poursuivre sa visite. Il avait maintenant croisé les bras et regardait partout afin qu’aucun indice ne lui échappe : il semblait si décontracté qu’on aurait cru qu’il se moquait qu’on puisse suspecter un innocent, et cela en devenait vexant. Nous l’observions, bouche bée, poser ses yeux sur les bouches d’aération, les fenêtres dont nous avions parlé ou encore les caméras. Soudain, il se mit à marcher vers la porte qui nous ramenait dans la salle d’entrée, et nous comprîmes qu’il était impatient de poursuivre l’inspection.
Nous passâmes dans la salle ronde, où il y avait bien peu de choses à observer sur le plan policier. Bien sûr, pour un amateur d’art, cette pièce est plutôt intéressante, et, entre autres sculptures et objets d’art, on pouvait y admirer un sublime bronze Napoléon III, deux vases Ming en excellent état ou encore une médaille représentant Camille Desmoulins de profil, placée sous une vitrine avec d’autres médailles et des objets divers, allant de l’échiquier chinois de la dynastie Ming au Bouddha du XIXème siècle incrusté de nacre, pierres et verrerie. Nous étions ressortis de cette pièce moins d’une minute après y être entrés, et nous nous dirigeâmes vers la salle dite des tableaux joyeux.
Cette pièce, tout comme les deux précédentes, n’avait quasiment aucun intérêt à ce stade de l’enquête ; nous la traversâmes toutefois en portant une grande attention sur ce qui nous entourait : deux bancs en bois séparés par une poubelle, une dizaine de tableaux « joyeux » et des caméras blanches sur des murs jaunâtres. Mais ce qui nous intéressait tous les trois était de l’autre côté d’un de ces murs : la salle de la Colombe.
Comment décrire cette pièce à l’instant où nous y entrions ? Je ne pense pas que cette ambiance puisse être reproduite. Le calme qui régnait dans la salle d’entrée contrastait avec l’énervement dans cette pièce, où tant de mouvements de la part des huit policiers qui s’y trouvaient me faisaient penser à un grand magasin un samedi matin, à une autoroute au retour des vacances, ou encore à un attroupement de curieux près d’une personne grièvement blessée… On avait peine à croire qu’ils respiraient sans bonbonne d’oxygène. De plus, ils n’étaient pas habitués à être autant puisque, pendant que nous étions dans la salle large, les policiers de la salle d’entrée venaient de rejoindre les quatre policiers qui étaient dans la salle du vol depuis une heure, doublant ainsi leur nombre. Je me dis alors que l’enquête avait été abandonnée de l’autre côté, et que le lieutenant Bourdon misait tout sur la salle de la Colombe.
Justin passa au milieu de tous ces gens, et s’arrêta devant le cadre vide qui semblait orner une superbe peinture jaune un peu plus pâle que le mur. Cette décoloration montrait l’absence du tableau qui était posé sur ce mur depuis plusieurs semaines déjà. Nous restâmes là pendant de longues minutes, admirant un inexplicable manque, traversé par une planche de bois appartenant au cadre et chargée de maintenir le tableau, quand il était présent. Un peu à gauche, il y avait une zone encore plus claire que celle qui était encadrée, ce qui semblait signifier qu’un tableau était resté plus longtemps que la Colombe avant d’être déplacé. Justin avait porté la main devant sa bouche et fermé les yeux, signes d’une profonde réflexion ; il ne lui restait plus qu’à mordiller ses lunettes pour devenir le parfait stéréotype de l’homme pensif. Soudain, il se retourna vers la caméra, puis déclara : « Maintenant, je vais aller dans la salle de vidéosurveillance. »
CHAPITRE VI
OÙ JUSTIN REGARDE CE QUI EST
OBSERVABLE
Justin venait de ressortir de la salle de la Colombe, et c’était maintenant nous qui le suivions. Mon père semblait inquiet et cherchait probablement un alibi ou un événement qui pourrait le disculper. Il pensa au coup de fil qu’il m’avait passé, et dit soudain :
— Justin, au fait, j’ai appelé Elena de chez moi dès que la caméra a explosé. Je pense que c’est assez pour prouver que je ne peux pas être le voleur, non ?
— Je crois que vous n’avez pas bien compris ce que j’ai dit, répondit Justin. La caméra a, je pense, explosé quand le voleur était en dehors. Le voleur pouvait être n’importe qui : vous, Elena, moi ou même un visiteur. C’est pourquoi la nitroglycérine expliquerait tout, mais compliquerait aussi l’affaire. Ne vous inquiétez pas, nous allons trouver quelque chose qui vous disculpera réellement.
Nous arrivions près de la salle de vidéosurveillance. Cette pièce est assez petite, et mon père décida de nous laisser y entrer seul, tandis qu’il irait parler au lieutenant Bourdon. Justin approuva cette initiative, et nous entrâmes tous deux dans la petite pièce. Il était assez amusant de voir sur le bureau tant de tasses de café vides, parce qu’on imaginait les difficultés qu’éprouvaient les gardes pour ne pas s’endormir devant une demi-douzaine d’écrans. Justin ressortit son carnet, et griffonna sur son plan les zones que nous voyons sur ces écrans. Vous comprendrez que je n’indique pas ces zones sur le plan que je vous ai fourni ci-dessus : je ne vais tout de même pas vous montrer comment vous pouvez nous voler.
En le voyant écrire, en plus d’admirer son incroyable mémoire qui lui avait permis de retenir les positions de chaque tableau, je compris pourquoi il avait tenu à visiter le musée. En fait, quand il avait insisté pour faire une visite guidée, je n’avais pas très bien compris ses intentions, parce que je savais qu’il avait déjà fait le tour du musée en ma compagnie. Il ne pouvait tout de même pas s’attendre à trouver le tableau dans une autre salle où il aurait passé inaperçu de tous sauf de lui. C’était donc pour repérer ce qui était visible par les caméras qu’il avait revisité le musée cette nuit. Pour ma part, je remarquais seulement que la caméra dans la salle de la Colombe était orientée non vers le tableau, mais à la gauche de celui-ci, vers la zone pâle dont je vous ai déjà parlé.
— Voilà ce que nous allons faire, dit-il en regardant encore son schéma. Tu vas rester ici, et je vais essayer de traverser le musée jusqu’à la salle de la Colombe sans que tu me voies.
Il ressortit et je m’installai devant les moniteurs de contrôle, sur un fauteuil plutôt confortable au revêtement en croûte de cuir noir. Dans la salle d’entrée, je vis que mon père discutait avec le lieutenant. La salle large repoussait encore les policiers avec la mélancolie que transmettaient ses tableaux — ou peut-être n’avait-elle aucun intérêt pour l’enquête. Il en était différent de la salle moyenne qui se voyait peu à peu envahie par les policiers de la salle du vol. Cette dernière commençait à se vider, et je crus bon d’en déduire qu’ils n’y trouvaient plus rien. Mais elle restait toutefois le centre des investigations, et deux policiers continuaient d’y chercher un quelconque (mais précieux) indice. En regardant la répartition des policiers dans le musée, je remarquais que personne ne s’intéressait à la salle ronde. Je me dis alors que si quelque chose y était caché, personne n’y porterait attention.
Trois minutes plus tard, Justin revenait à mes côtés. Il me demanda si je l’avais vu sur une des caméras. Bien que je sois persuadée qu’il savait que je ne pouvais pas le voir, je crus percevoir dans son regard une joie immense quand je lui répondis « non ». Cette joie ressemblait en tout point à celle d’un enfant venant de réussir ce que ses parents lui avaient interdit. Justin regarda encore ce qui était observable à travers ces caméras.
— Sais-tu par où je suis passé ? me demanda-t-il.
La réponse négative que je lui donnais était purement rhétorique : puisqu’il savait que je ne l’avais pas vu sur les écrans, il savait aussi que je ne connaissais pas son trajet.
— Par le plus long chemin, dit-il fièrement, essayant en vain de m’étonner. Je suis passé par la salle large, puis derrière la salle ronde pour revenir dans la salle moyenne. Il est impossible de passer directement en sortant d’ici dans la salle voisine à la salle du vol, à cause de la caméra qui est située juste derrière ce mur. Elle est orientée vers le mur de la salle ronde, et il est impossible, même en passant en dessous d’elle, de ne pas être aperçu lorsqu’on essaie d’atteindre la salle moyenne ; sauf si on arrive de l’autre côté de la porte, à l’extrémité qui n’est pas visible dans le champ de vision de la caméra.
— Et alors ? demandai-je, incrédule. Cela signifie qu’on peut atteindre la Colombe et même la voler sans se faire voir par la caméra. Ce n’est pas vraiment utile pour débarrasser mon père de tout soupçon.
— Tu as tout à fait raison, et c’est même le contraire, ajouta-t-il. Comme on peut traverser le musée sans se faire voir, je peux supprimer la nécessité d’un arrêt sur image, et l’hypothèse que j’ai émise tout à l’heure tient. Le voleur aurait pu entrer, arrêter l’alarme, voler le tableau et ressortir grâce à un complice extérieur tout en évitant les caméras. Cela signifie que la destruction de la caméra a un tout autre but. Mais lequel ? Celui que j’ai déjà énoncé, c’est-à-dire disculper ton père, ou au contraire l’accuser ? Au fait, ton père a parlé des toilettes tout à l’heure, mais je ne les ai pas notés sur mon plan ; où sont-ils ?
— À gauche en entrant, entre le rideau de fer et la grille, répondis-je machinalement. Où allons-nous maintenant ?
— Je n’en sais rien, répondit-il en grimaçant. Sortons de cette pièce, ça sent le café.
CHAPITRE VII
OÙ NOUS DEVONS PATIENTER
Mon père venait nous rejoindre dans la salle de vidéosurveillance quand il nous vit en sortir.
— Justin, je voulais te préciser que j’ai été invité avec ma femme chez des amis, Jacques et Marina Hubert. Il y avait douze témoins, donc je pense que tu comprends que je ne pouvais pas rester dans le musée. Je ne sais même pas pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt, alors que c’était tellement évident. Est-ce que ça peut m’aider à être disculpé ?
— Non, répondit simplement Justin. Vous avez la clé qui vous permet d’entrer dans le musée à tout moment. Ensuite, vous avez pu passer sans être vu des caméras, et voler le tableau, avant de ressortir et de faire exploser la nitroglycérine que vous aviez placée sur la caméra. Ainsi, vous déclenchiez l’alarme, et vous étiez sûr que personne ne vous accuserait d’avoir volé le tableau le lendemain matin. Mais ceci n’est qu’une hypothèse qu’il nous faut enrayer en vous disculpant. Toutefois, je retiens que vous ne pouviez pas rester au musée.
— Et bien justement, s’écria mon père. J’étais chez mes amis de dix-huit heures dix à minuit. Je suis ensuite retourné chez moi avec ma femme, et nous sommes rentrés vers minuit vingt, une dizaine de minutes avant que l’alarme ne se déclenche.
— Ah, m’exclamai-je. Alors c’est pour cela que tu es habillé ainsi…
En effet, mon père portait une chemise jaune clair, un pantalon de couleur bois de rose, une ceinture et une cravate noires. C’était, je crois, ce qu’il mettait toujours pour une soirée entre amis.
— Oui, me répondit mon père. Je me suis changé après le travail dans ma voiture, parce que j’avais oublié de le faire au musée. Il me faut environ vingt minutes pour aller de chez mes amis à chez moi, mais il ne me faut que dix minutes pour aller du musée à chez eux. C’est pourquoi je ne suis pas repassé chez moi et que ma femme m’a attendu chez les Hubert.
— Et bien, M. Doury, vous voici la première personne disculpée, conclut allègrement Justin. Si vous pouvez prouver que vous étiez chez vos amis à dix-huit heures dix, il est clair que vous ne pouvez pas être le coupable.
— Douze personnes pourront témoigner, répéta mon père.
— Tout ça est parfait, sourit Justin en se tordant les mains. Il faut maintenant trouver un alibi à vos gardes. Au fait, avez-vous parlé de ce que je vous ai dit au lieutenant ?
— Bien sûr que non, répondit mon père. Je ne veux pas lui donner de mauvaises idées. Même s’il est évident que je ne peux pas être le coupable, le lieutenant Bourdon dira que j’ai volé le tableau avant d’aller chez mes amis. Et l’enquête piétine : il n’y a aucun indice.
— N’était-ce pas ce que tu avais prédit, Justin ? risquai-je.
Cette remarque n’avait absolument pas détendu l’atmosphère que mon père venait de retendre, et je me sentais gênée.
— Je crois qu’il ne nous reste plus qu’à attendre l’arrivée des gardes. Les avez-vous déjà tous prévenus ? demanda le jeune homme.
Mon père répondit qu’ils seraient tous là dans une demi-heure environ. Justin regardait attentivement la poubelle fixée sur le mur pendant que nous lui parlions, et il se rongeait les ongles. Quand il vit que je le dévisageais, s’attendant à une remarque de ma part sur son onychophagie, il mit ses mains dans ses poches. Il en sortit un mouchoir en papier, se moucha, et alla le jeter. Il en profita pour remettre droite la poubelle. Je me demandai alors s’il avait bougé la poubelle parce qu’il allait jeter un mouchoir, ou si c’était pour bouger la poubelle qu’il s’était mouché. Je vous ai déjà dit que voir un objet asymétrique ou déplacé lui est totalement insupportable…
Justin retourna sur le banc où nous nous étions assis en arrivant et me demanda de venir, après que mon père ait dit qu’il retournait dans la salle du vol pour obtenir de plus amples informations sur l’avancée de l’affaire.
Il sortit son calepin et commença à résumer l’affaire :
— Ni les gardes ni le directeur n’étaient au musée à dix-huit heures, car ils se sont vus en sortir. Ou alors, ils sont tous complices, mais j’en doute. Le tableau ne peut sortir que par la porte donc il est nécessaire de posséder la clé et le code. Le voleur pouvait sortir par une fenêtre, mais c’est inutile puisqu’il doit sortir le tableau par la porte. L’alarme pouvait être déclenchée à distance, grâce à l’utilisation de nitroglycérine. Pour sortir, la présence d’un complice est nécessaire, car si l’on essaie d’ouvrir de l’intérieur, l’alarme se met en route et la porte se bloque. Enfin, M. Doury a un alibi à partir de dix-huit heures dix.
Il regarda ses notes et semblait perplexe.
— Je pense que le lieutenant admettra l’innocence du directeur, ajouta-t-il. Il faudrait vraiment qu’il soit de mauvaise foi pour dire que ton père ait pu retourner au musée pour voler le tableau et placer la nitroglycérine, avant de se rendre chez des amis dix minutes plus tard. Par contre, pour les gardes… Qu’est-ce qui nous permet de les disculper, s’ils sont innocents ?
— Peut-être les caméras, hasardai-je. De toute manière, ce sont les seuls indices qu’on possède de cette nuit.
— Très bonne idée, Elena. Allons visionner les bandes de ce soir.
— Il faudrait peut-être demander la permission au lieutenant Bourdon et à mon père.
— Oui, bien sûr.
Il se leva, me tendit la main pour que je me relève, et nous nous dirigeâmes vers la salle qui avait porté l’intérêt de la police à son paroxysme depuis une heure trente maintenant. Mon père parlait encore avec le même homme, et je me demandais ce qu’ils pouvaient bien se dire. Nous étions dans la salle moyenne quand le lieutenant vint vers nous, suivi des deux policiers qui étaient restés dans la salle du vol. Je croyais qu’il venait nous parler, mais je me trompais :
— S’il vous plaît, commença-t-il.
Il me faisait penser à un conférencier qui essaie de rassembler vers lui toutes les attentions pour faire une importante déclaration. Qu’allait-il dire ? Nous n’allions pas tarder à le savoir.
— Nous avons fouillé la salle nord, la salle du vol, et le hall d’entrée, et nous n’avons rien trouvé qui fasse avancer réellement l’enquête. Je ne pense pas qu’il soit utile que nous poursuivions ces investigations, puisqu’elles ne nous apportent rien. Je propose que nous nous tournions vers autre chose : la vidéosurveillance. Je vais moi-même visionner ce que les caméras ont enregistré cette nuit. Pendant ce temps-là, je veux que vous inspectiez la salle sud et la salle ronde ; on ne sait jamais. Ne restez pas trop longtemps dans cette dernière salle, car je veux procéder aux interrogatoires là-bas, dans la plus petite salle du musée, hormis les toilettes et la salle de vidéosurveillance, bien sûr. Pensez également à vérifier que toutes les fenêtres sont bien fermées, et qu’il n’y a aucun moyen de les ouvrir de l’extérieur. Quand les gardes arriveront, dans un petit quart d’heure normalement, vous veillerez à ce qu’ils ne repartent pas, et vous me préviendrez pour que commencent les interrogatoires. Compris ? Il nous reste exactement six heures et quarante-cinq minutes avant l’ouverture du musée. Soit le tableau et le voleur seront retrouvés d’ici là, soit vous faites une croix sur votre prime de Pâques, compris ?
Des murmures dans la salle me laissaient penser que cette dernière menace était souvent utilisée par le lieutenant. Tout le monde savait qu’il n’était pas assez influent pour pouvoir supprimer une prime, mais d’un autre côté, ils savaient aussi que si l’enquête n’aboutissait pas, la mauvaise publicité pourrait, elle, avoir une grande influence sur les cloches de la police.
Je précise ici que la salle nord est la salle que Justin a nommée salle moyenne ou salle des tableaux joyeux, et que la salle sud-est la salle large dite salle des tableaux tristes.
Alors que les policiers commençaient à quitter la salle où nous nous trouvions, nous allâmes vers l’orateur, près de mon père, et nous lui demandâmes la permission de visionner les bandes avec lui. Cette proposition ne semblait guère l’enchanter, mais mon père approuvait cette idée, et nous pûmes finalement retourner dans la salle de vidéosurveillance.
CHAPITRE VIII
OÙ JUSTIN REGARDE CE QUI A
ÉTÉ OBSERVE
— Je déteste cette odeur de café, dit mon père en entrant dans la petite salle. Hier matin, c’était Robert Pradcaz qui était chargé de la vidéosurveillance, et l’après-midi, c’était John Degrine, il me semble. Il faudra que je leur dise de nettoyer leurs tasses quand ils quittent leur poste.
Le lieutenant n’écoutait absolument pas mon père.
- Monsieur le directeur, demanda-t-il, puis-je savoir pourquoi le cadre de la Colombe n’apparaît sur aucune des caméras ?
— C’est fort simple. Les caméras sont chacune orientées vers un tableau précis, qu’on appelle tableau-cible. Dans la salle du vol, le tableau-cible était bien la Colombe, mais lorsque nous avons repeint les murs l’an dernier, nous l’avons déplacée.
— Ah, s’exclama Justin. Voilà pourquoi à côté de la Colombe, il y a une zone du mur qui est plus claire.
— Oui, confirma mon père. Après l’avoir déplacée, comme la Colombe n’était plus dans l’objectif, plutôt que de bouger la caméra, nous avons déplacé une sculpture de la salle ronde, qui devenait alors l’œuvre cible.
— De quelle sculpture parlez-vous ? demandai-je. Je ne vois aucune statue dans la salle du vol.
— Nous l’avons déplacée, me répondit le policier sans me regarder. Pourquoi diable n’y a-t-il aucune caméra pointée sur la grille d’entrée ? C’est pourtant par-là que le voleur est obligé de passer.
— Non, répondit Justin. Le voleur peut aussi passer par la fenêtre. Je vous rappelle que le diamètre de chaque fenêtre est de quarante-trois centimètres.
— Mais alors, m’exclamai-je, il a pu entrer par la fenêtre.
— Ce serait totalement stupide, déclara Justin, puisqu’il est nécessaire de faire sortir le tableau par la porte. Si un voleur possède la clé, il n’a pas besoin de passer par la fenêtre pour entrer. À la rigueur, on pourrait imaginer qu’il soit entré par la fenêtre, ait décroché le tableau, l’ait amené devant la grille d’entrée, soit ressorti par la fenêtre, ait ouvert la porte de l’extérieur et pris le tableau ; ainsi, l’hypothèse d’un complice extérieur serait inutile. Oui, on pourrait imaginer cela, répéta-t-il.
Le policier ignorait Justin comme il nous avait ignoré mon père et moi. Il semblait trop occupé à rembobiner les enregistrements des six caméras.
— Nous allons regarder les enregistrements de la fermeture du musée à notre arrivée, c’est-à-dire de dix-huit heures à une heure moins le quart, soit six heures quarante-cinq d’enregistrements. C’est exactement le temps qu’il nous reste avant l’arrivée des visiteurs. Nous pourrions donc le regarder en temps réel, mais je pense que nous allons plutôt regarder deux ou trois fois plus rapidement. Est-ce que quelqu’un sait comment fonctionnent ces appareils ?
Mon père, d’un âge proche de celui du policier, montra combien il connaissait ces « appareils ». En le voyant agir ainsi, un doute m’envahit soudain : et si c’était vraiment lui le voleur ? Après tout, l’assurance pourrait être le mobile, et il est autant suspect que les autres. Est-il capable de se voler pour de l’argent ? Non, bien sûr que non. Je connais mon père tout de même. Et en plus, il y avait cet alibi implacable, alors pourquoi me suis-je inquiétée ? Je crois que j’avais tout simplement peur pour mon père.
Le lieutenant et le directeur s’assirent sur les deux chaises et Justin et moi regardions par-dessus leurs épaules. Mon père appuya sur les boutons lecture puis avancée rapide. Nous vîmes les gardes et le directeur faire leur tour trois fois plus vite que d’habitude. Sur le premier moniteur, on voyait la salle large. Justin fit remarquer le ventilateur qui nous indiquerait s’il y avait eu ou non un arrêt de l’enregistrement. Sur le deuxième moniteur, on voyait le centre de la salle d’entrée, ce qui nous permit de dire que cinq personnes différentes s’étaient dirigées vers la sortie. Mon père confirma que lui et ses quatre gardes s’étaient attendus dehors pour se souhaiter, comme à l’accoutumée, une bonne nuit. Le troisième moniteur était relié à la caméra de la salle ronde. Avait-il un autre intérêt que nous donner l’heure d’enregistrement, en montrant une horloge ? Le quatrième nous montrait le mur extérieur de cette salle, et on put voir sortir de la salle moyenne deux gardes qui semblaient courir. Ces deux personnes avaient également été filmées par la cinquième caméra. Enfin, la sixième caméra, comme nous l’avons déjà dit, était orientée vers une statue.
Comme le temps paraissait court sur le troisième moniteur ! Il était maintenant dix-sept heures cinquante-huit, et on vit réapparaître sur le premier écran mon père dans la salle large. Il se dirigeait vers la salle où nous nous trouvions actuellement et fut observé par la deuxième caméra. Soudain, les lumières s’étaient éteintes, et les caméras éclairaient les tableaux ciblés.
— En effet, votre système est vétuste, se moqua le lieutenant. Pourquoi n’installez-vous pas des caméras à infrarouges ?
Mon père répondit que l’argent lui manquait, mais qu’il y songeait (en fait, il y a réellement songé trois ans plus tard, en mai 1995.)
Sur le deuxième moniteur, nous vîmes mon père sortir du musée. Il nous dit alors que ses gardes l’attendaient près du bâtiment en face du musée, à l’abri du vent froid, et était prêt à nous jurer que personne n’était resté au musée. Justin continuait à fixer le deuxième moniteur, probablement pour vérifier que personne n’est entré par la suite.
Nous restâmes encore un quart d’heure dans la salle aux odeurs de café, et nous pûmes voir que rien n’avait bougé jusqu’à dix-huit heures trente. Le lieutenant alla chercher trois de ses hommes et leur demanda de continuer à visionner les enregistrements jusqu’à minuit quarante-cinq et de relever tout ce qui semblerait anormal. Il leur précisa la présence de l’horloge sur le troisième moniteur et du ventilateur sur le premier. Justin hésitait à suivre le lieutenant dans la salle d’entrée pour attendre les quatre gardes, mais il se dit que les interrogatoires pourraient être intéressants. C’est alors qu’il nous surprit encore en demandant si les anciens gardes avaient été contactés eux aussi.
— C’est vrai, monsieur Doury, s’exclama le policier. J’ai oublié de vous demander si vous aviez des problèmes avec votre personnel récemment.
— Aucun, répondit le directeur avec assurance. Il n’y a pas d’anciens gardes, Justin. Depuis huit ans, ce sont messieurs Erosi, Degrine, Gano et Pradcaz qui sont à ce poste.
Le lieutenant Bourdon venait encore de nous prouver qu’il savait ignorer les gens. Il ne voulait en aucun cas montrer que Justin lui était utile, et il avait fait semblant de poser une autre question. De toute manière, il était certain que mon père répondrait à son futur gendre, et il avait raison. Toujours pour montrer que c’était lui qui dirigeait, il invita tout le monde à sortir de la salle de vidéosurveillance, « pour ne pas perturber l’enquête. »
CHAPITRE IX
OÙ LE LIEUTENANT ET JUSTIN ACCUEILLENT
LES GARDES
Nous étions une nouvelle fois revenus dans la salle d’entrée. Deux gardes, John Degrine et Robert Pradcaz, étaient arrivés et ne semblaient pas avoir été mis au courant de l’affaire par les policiers chargés de les accueillir. Le lieutenant se dirigea vers eux et leur demanda froidement d’attendre. Mon père, Justin et moi réfléchissions ensemble sur les événements de cette nuit et sceptiques, nous arrivâmes à la conclusion suivante : le tableau ne sera pas retrouvé si le voleur ne se dévoile pas.
Les quatre gardes étaient maintenant réunis dans la salle d’entrée, avec cinq policiers, le lieutenant Bourdon, le directeur, Justin et moi. C’est encore le lieutenant, devenu le maître des lieux, qui prit la parole. Si je me rappelle mot pour mot sa déclaration, ainsi que celle qui suivra, c’est grâce au magnétophone que Justin utilisait d’habitude pour ses cours et qu’il me fit voir à la fin de l’affaire.
— Je demande votre attention, s’il vous plaît.
Par cette simple phrase, le policier fit taire les interrogations des gardes. Tous attendaient impatiemment qu’il révèle pourquoi il les avait réunis. En effet, officiellement, ils étaient contactés pour résoudre la disparition d’un garde, et ils voyaient bien qu’il n’en manquait aucun.
— Je vous ai menti, continua-t-il. Vous n’êtes pas venus pour la disparition d’un garde, mais pour la disparition d’une colombe. Je vais tâcher de vous résumer rapidement l’affaire.
— Vous voulez dire que le tableau représentant une colombe a été enlevé ? demanda Hermann Erosi.
— Oui, répondit simplement le lieutenant. On sait que vous avez quitté le musée à dix-huit heures et que vous avez vérifié que personne ne s’y trouvait. À minuit trente, le câble d’une caméra a été arraché, probablement par l’explosion d’une petite dose de nitroglycérine. Quand nous sommes arrivés, un quart d’heure plus tard, la Colombe était volée. Le problème vient de la sécurité : nous pensons que le tableau est sorti par la porte, porte qui ne peut s’ouvrir que de l’extérieur quand l’alarme est en fonctionnement. Et nous savons également que pour ouvrir une porte, une clé est nécessaire. Ici, un code est aussi nécessaire, et être en possession des deux est assez difficile pour un étranger.
Le cynisme du policier me choquait : il était en train d’annoncer à cinq personnes qu’ils étaient les principaux suspects, et il le faisait sur le ton de la plaisanterie. J’éprouvais de plus en plus d’antipathie pour cet homme arrogant. Et je n’étais pas seule.
— Et si le voleur n’avait pas le code ? demanda Justin froidement, en s’avançant face au lieutenant. Imaginez qu’il possède uniquement la clé, et qu’il soit resté caché dans le musée. Il vole le tableau en évitant les caméras — ce qui est possible, je l’ai essayé —, puis le dépose près de l’entrée, sort par une fenêtre, va ouvrir la porte, prend le tableau, referme la porte, et avant que l’alarme ne se mette en route parce qu’il n’a pas composé le code, il désactive une caméra. Et nous savons également qu’une clé peut être facilement copiée, surtout si elle se trouve dans la même salle tous les jours.
— Je reconnais bien là la suprême intelligence des débutants, fit le lieutenant avec dédain. Sachez monsieur que sans preuve, ça ne vole pas haut !
— Au moins, ça vole, répliqua Justin.
— M. Zafiro, dit l’homme vexé. Vous oubliez que c’est moi qui mène l’enquête et que vous n’avez strictement rien à faire ici. Vous n’êtes qu’un jeune importun qui essaie de prouver qu’il peut faire mieux que les autres. C’est facile d’élaborer des hypothèses, mais ce n’est pas une méthode efficace. C’est pire même : vous êtes en train de modeler les indices pour vérifier que vous avez raison, alors que ce sont les indices qui doivent vous apporter la réponse.
— Quels indices ? demanda Justin avec une ironique naïveté.
— Le système de sécurité nous indique que le voleur est passé par la porte, répondit le policier fièrement. Mais je ne vous en veux pas, ce n’est pas votre métier.
— Est-ce réellement le vôtre ? murmura Justin.
— Désormais, répondit le lieutenant offensé quelques secondes après cette dernière répartie, j’aimerais que vous restiez en dehors de l’enquête et que vous laissiez faire les vrais professionnels. Maintenant, si vous voulez prouver que ces hommes ne sont pas impliqués, je vous laisse quand même la possibilité d’enquêter. Vous voyez, je suis bon prince. Mais vous pouvez également compter sur moi pour démasquer le voleur que vous essaierez de défendre, jeune idiot.
— Dans ce cas, laissez-moi assister aux interrogatoires, proposa Justin. Je prouverai que le voleur vient de l’extérieur, et je défendrai l’innocent que vous essaierez d’accuser.
— Si c’est pour me gêner…
— Je ne vous gênerai plus, coupa Justin. Et j’essaierai d’appliquer votre méthode, celle d’un vrai policier, ajouta-t-il, non sans une certaine ironie.
Cette dernière remarque plaisait visiblement au lieutenant, qui croyait avoir gagné ce petit duel verbal. Il fit semblant de réfléchir, et répondit finalement que les éloges ne le touchaient guère, et que s’il pouvait aider un jeune homme à se rendre compte de ses erreurs, il ne voyait pas pourquoi il refuserait.
– TROISIÈME PARTIE —
– INTERROGATOIRES —
CHAPITRE X
OU JOHN DEGRINE EST INTERROGE
Le lieutenant Bourdon, deux de ses hommes, Justin et moi étions réunis dans la salle ronde, devenue la salle des interrogatoires. Le lieutenant demanda qu’on lui apporte un banc et une chaise. Sur le banc s’assirent de gauche à droite les policiers, M. Bourdon, Justin et moi. Deux personnes — est-il nécessaire de préciser ? — sortirent un calepin. Le lieutenant nota le nom des quatre gardes, et déclara qu’il les ferait venir par ordre alphabétique. Justin regarda comment son voisin avait orthographié les noms, et lui demanda s’il était sûr qu’ils s’écrivaient ainsi.
— Voyons, M. Zafiro, ça n’a aucune importance. C’est du perfectionnisme déplacé. Mais oui, j’ai demandé à M. Doury d’épeler les noms, et ils s’écrivent ainsi.
Justin rectifia sur ses notes tandis qu’un policier alla chercher le premier garde.
— M. John Degrine ? demanda le lieutenant.
— Oui, c’est moi, répondit le garde.
— Asseyez-vous !
L’homme assis face à nous sur la chaise devait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux bruns grisonnaient légèrement, comme beaucoup de monde dans ce musée, et sa moustache était épaisse. Il portait une chemise marron à carreaux et un jean bleu clair, mais pas de montre. Ses mains semblaient indiquer qu’il avait l’habitude de travailler la terre. Il paraissait assez inquiet, mais à première vue, je ne pensais pas qu’il était coupable. Le lieutenant aurait probablement hurlé s’il savait que je me fiais à une simple impression physique…
— Que faisiez-vous hier soir, entre dix-huit heures et minuit trente ?
— Quand j’ai quitté le musée à dix-huit heures, je suis allé acheter un litre de lait et deux escalopes de dinde, comme me l’avait demandé ma femme le matin. Je suis rentré chez moi, vers dix-huit heures trente, puis j’ai fait le repas tandis que Camille, ma femme, nourrissait le petit dernier. Ensuite, nous avons regardé le journal télévisé puis un dessin animé avec l’aîné. Nous avons dormi vers vingt-deux heures trente environ, jusqu’à ce que vous nous réveilliez, il y a une heure.
— Bien, fit le voisin de Justin. Et quand vous avez fait le tour du musée, avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ?
— Non, répondit sans réfléchir l’interrogé. Cela fait douze ans que je travaille dans ce musée, et jamais personne n’est resté caché après la fermeture. Nous faisons notre tour chaque soir, mais nous pourrions nous en passer. Enfin, il faut tout de même être prudent…
— Bien sûr, interrompit l’interrogateur. À tout hasard, connaissez-vous le prix du tableau volé ?
— Ça dépasse mes compétences. Moi je les surveille, pour le prix, il faudrait demander ça à M. Doury.
— D’accord, mais est-ce le tableau le plus cher du musée à votre avis ? persévéra le lieutenant.
— Oh ! s’exclama M. Degrine. Peut-être, mais je ne pense pas. Moi, l’art, vous savez… C’était un des plus grands tableaux du musée, il me semble. Après, est-ce que ça signifie que c’est le plus cher ?
— Est-ce que M. Doury se serait fâché avec un de vous récemment ? demanda le policier méthodique.
— Non, et je rajouterai qu’il ne s’est jamais fâché avec l’un de nous. C’est probablement l’homme le plus calme que je connaisse. Mademoiselle Doury pourra d’ailleurs vous le confirmer.
— En effet, affirmai-je, il est impossible de l’énerver. Je crois l’avoir vu cinq ou six fois en colère en vingt-quatre ans, et ce n’était jamais pour rien.
— Avez-vous des problèmes financiers ? continua le policier imperturbable.
— Qui n’en a pas ? demanda le garde. Si vous voulez me demander si j’ai volé le tableau, faites-le, mais ne tournez pas ainsi autour du pot. C’est agaçant à la fin.
J’étais impressionnée par ce changement brutal : le garde timide venait d’agresser le lieutenant Bourdon. Je restais bouche bée et je me rendis compte que ce n’était pas le cas de l’agressé, qui semblait avoir atteint son but. Il voulait en effet, comme il nous le dit plus tard, révéler la véritable identité de chacun.
— Bien, merci, dit le policier le plus simplement du monde. Pouvez-vous faire venir M. Erosi, s’il vous plaît ?
John Degrine se dirigeait vers la porte quand Justin lui demanda comment étaient habillés ses collègues et M. Doury ce soir-là. Nous étions tous abasourdis par cette question, moi la première. Le lieutenant cherchait à comprendre pourquoi Justin demandait cela, mais il ne le découvrit pas.
— Nous autres, répondit le garde, nous étions habillés en vert, le costume du musée. Quant à M. le directeur, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne remarque jamais comment sont habillés les gens. Mais je pense qu’il ne s’est pas changé, et qu’il portait les mêmes vêtements qu’il porte maintenant.
— Je vous remercie, dit Justin.
— Puis-je sortir ? demanda M. Degrine.
— Oui, et appelez M. Erosi, répéta le lieutenant Bourdon.
CHAPITRE XI
OU HERMANN EROSI PASSE AUX AVEUX
Le deuxième garde était physiquement très différent du premier : ses cheveux étaient gris et bouclés, son visage était plus rond, et le personnage était bien plus corpulent. Ses sourcils épais n’égayaient pas ses petits yeux sombres, et les rides de son visage crispé montraient qu’il était inquiet. Si John Degrine ne me semblait pas pouvoir être le voleur, c’était tout à fait différent pour cet homme. Et ce n’est pas en entendant le son de sa voix gutturale que j’aurai changé d’avis.
— Bonsoir, dit-il de sa voix enrouée. Qu’attendez-vous de moi exactement ?
— Que vous avouiez, répondit le lieutenant Bourdon.
Je reconnais qu’une fois encore, j’étais surprise par le policier. D’accord, il voulait découvrir la vraie identité de chacun, et il avait réussi à nous montrer que M. Degrine n’était pas aussi timide qu’il y paraissait, mais là qu’attendait-il ? Des aveux complets se font rarement aussi rapidement, même dans les plus mauvais films.
— Alors, vous vous en êtes rendu compte, murmura le garde pensif.
Justin releva la tête qu’il gardait plongée dans son calepin, et je fus soudain soulagée de ne pas être la seule à ne pas comprendre ce qui se passait. Étions-nous dans un mauvais film ? Les deux policiers et leur supérieur semblaient eux aussi surpris, et le lieutenant incita le garde à continuer. Nous attendions tous attentivement et impatiemment la suite de ces déclarations.
— Il y a une semaine, commença-t-il, j’ai eu un accident de voiture. Pas grave, non ; mais pas remboursé non plus. Tout ça parce que je n’ai pas pu régler l’assurance à temps. Comprenez-vous maintenant pourquoi lundi, avant-hier, j’ai emprunté à M. Doury mille francs ? Il fallait que je répare ma voiture : je ne pouvais plus continuer à venir travailler à pied.
— Pardon ? demanda le lieutenant Bourdon qui ne voyait pas non plus de quoi parlait Hermann Erosi. Vous voulez dire que vous avez volé votre patron ?
— Je suis désolé de ne pas avoir trouvé d’autre créancier, continua le garde, mais ma femme ne voulait pas qu’on demande. Elle m’a dit que nous la ferions réparer au début du mois, en touchant un peu aux économies. De toute façon, j’allai rembourser M. Doury. Qui paie ses dettes s’enrichit… C’était mon père qui disait ça.
Nous étions tous déçus de ces révélations, le lieutenant le premier. Il s’attendait à ce que l’affaire soit bouclée en une dizaine de minutes, et il se retrouvait maintenant avec un nouveau vol sur les bras. Ce musée allait lui gâcher sa nuit, voire sa semaine. Je crois que comme moi, il pensait que Hermann Erosi ne mentait pas : en effet, ses phrases étaient tellement confuses qu’il était évident qu’il n’avait pas préparé sa défense. Justin se replongea dans ses notes, et il me sembla le voir sourire. Avait-il découvert quelque chose que la police ignorait ? Celui qui brisa le silence de quelques secondes qui suivit les aveux fut le lieutenant, annonçant qu’il n’en avait rien à faire, et qu’il faudrait régler ceci après.
— M. Doury s’occupera de vous, continua le policier. Après tout, s’il accepte de vous prêter cet argent, je ne vois pas pourquoi je vous poursuivrais. Je n’ai pas envie de combler mon bureau de papiers inutiles en une nuit ; j’ai déjà assez de mal à le vider comme ça. Mais revenons à ce qui me préoccupe. Qui soupçonnez-vous ? Qui a volé le tableau de la Colombe, d’après vous ?
Décidément, la surprise était la spécialité de cet enquêteur. Finalement, je ne regrettais pas d’assister à ces interrogatoires.
— Je n’en sais rien, moi, s’exclama M. Erosi. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi. D’ailleurs, si j’avais volé le tableau, pourquoi m’encombrer de mille francs ? Je suis quasiment certain qu’une toile comme celle-ci doit valoir dans les trois ou quatre mille.
Un sourire narquois du lieutenant laissait entrevoir la modestie de la somme annoncée. Apparemment, ce tableau valait une petite fortune.
— Vous devez soupçonner quelqu’un plus que les autres, non ? demanda M. Bourdon. Quelqu’un qui se serait récemment brouillé avec son patron, par exemple. On m’a appris que le…
— Je ne sais pas d’où vous tenez vos informations, coupa net le garde. Moi, je ne suis au courant de rien. Personne ne peut se fâcher avec un homme aussi calme et aimable que M. Doury.
— Très bien, fit le lieutenant. Au fait, quel est votre alibi pour cette nuit, entre dix-huit heures et minuit trente ?
— Je suis allé faire le plein d’essence, puis je suis rentré chez moi. Pendant que je faisais le repas, ma femme s’occupait d’appeler notre fils à Lille. Ensuite, nous sommes allés nous coucher. Je ne pense pas que ce soit un alibi valable.
— Vous n’avez pas regardé la télé ? demanda le lieutenant. Avec un peu de chance, vous pourriez nous raconter un téléfilm inédit.
— Je n’aime pas la regarder seul.
— Et votre femme ? demanda le policier consterné.
— On voit que vous ne la connaissez pas quand elle appelle son fils…
— Bien M. Erosi, je crois que vous pouvez sortir.
Le lieutenant s’était retourné vers Justin qui comprit qu’il avait le droit de poser une question s’il le désirait. Cette fois, elle ne surprit plus que l’interrogé : « Vous rappelez-vous les vêtements que vous portiez, vous, vos collègues et M. Doury, quand vous êtes sortis du musée ? »
— Nous quatre, nous portions le costume vert du musée, répondit Hermann Erosi. M. le directeur, lui, portait un pantalon noir, il me semble. Je ne crois pas qu’il portait la même chemise jaune qu’il porte actuellement. Enfin, je ne sais plus très bien. Il faudrait lui demander.
Le lieutenant le remercia et lui demanda de faire venir Hans Gano. Entre les deux interrogatoires, il demanda à Justin s’il posait toujours la même question pour savoir si le directeur s’était réellement changé dans sa voiture avant d’aller chez ses amis ou s’il s’était changé au musée. Mon voisin répondit qu’il ne doutait absolument pas de l’alibi de M. Doury et que son intérêt était tout autre. Puis il se pencha à mon oreille et murmura : « Donc le lieutenant est au courant de l’indiscutable alibi de ton père. » Ce qui ne m’indiquait toujours pas le but de sa question…
CHAPITRE XII
OÙ HANS GANO SE DÉFEND
Le troisième garde était incroyablement calme, un placide zéphyr dans la folle tempête qui se déclenchait. Alors que les autres avaient dans leur comportement des gestes montrant leur appréhension, on pouvait affirmer que M. Gano se savait innocent. Là encore, mes suppositions auraient mis le lieutenant Bourdon dans tous ses états si je lui en avais fait part. Cet homme tenait sous son bras l’uniforme du musée, ce qu’il avait justifié en disant lors de son arrivée que l’homme disparu ne pouvait pas posséder son costume vert, puisque c’était lui qui le portait. Ce détail me fit penser que ce garde réfléchissait plus que les autres, du moins, à deux heures du matin. Par contre, ses chaussures de sport bleues, associées à son pantalon crème, à sa chemise noire et à la rousseur de ses cheveux, me laissaient penser qu’il n’avait aucun goût vestimentaire (du moins, à deux heures du matin !).
Comme il voyait que le garde demeurait impassible, le lieutenant essaya de le déstabiliser en ne parlant pas. Mais Hans Gano faisait de même, et le policier dut se résigner à parler le premier.
— Pouvez-vous me dire où vous étiez cette nuit, entre dix-huit heures et deux heures ? demanda-t-il énervé.
— Bonsoir, répondit malicieusement le garde. J’étais invité à dîner pour l’anniversaire de mon beau-frère, à partir de dix-neuf heures. La fête a fini vers une heure. Ma femme pourra en témoigner, ainsi qu’une dizaine de personnes. J’ai aidé à faire la vaisselle ensuite, puis j’ai entendu le téléphone sonner tandis que j’ouvrais la porte d’entrée en rentrant chez moi.
— Et entre dix-huit et dix-neuf heures ? demanda le policier, décidé à coincer M. Gano à tout prix.
— Vous pouvez remarquer que mon costume n’est pas celui du musée. Et comme je viens de vous dire que je n’ai pas eu le temps de me changer après votre coup de fil, je vous laisse deviner comment j’ai mis à profit cette heure.
— Ne jouez pas au malin, ordonna le lieutenant énervé. Avez-vous une raison de penser que quelqu’un est plus suspect qu’un autre ? On m’a dit que vous aviez des problèmes d’argent. C’est plutôt un bon mobile.
— Personne ne vous a dit ça, mais c’était bien tenté quand même, déclara le garde. Je n’ai aucun problème financier. Hermann, John, Robert et moi, nous nous connaissons tous très bien, et nous savons par exemple que ce n’est pas moi qui aie le plus de souci avec ma banque. Ceci étant dit, je pense que le coupable n’est pas parmi nous. Si c’était le cas, je le saurais et M. Doury aussi.
— Justement, qui vous dit que M. Doury n’est pas coupable ? poursuivit l’enquêteur.
— Qui vous dit qu’il est coupable ? Qui nous dit que vous n’êtes pas le voleur, appuyé par la complicité de vos sept ou huit policiers ? demanda sur une voix monocorde le serein Hans Gano.
— S’il avait été le coupable, M. Bourdon ne serait sûrement pas en train de s’obstiner à chercher un coupable présent au musée, mais il aurait déjà annoncé que le voleur était parti. De plus, je pense pouvoir affirmer sans me tromper que vous aviez plus de facilité que lui pour reproduire la clé de la grille d’entrée. Enfin, le lieutenant Bourdon ne s’intéresse absolument pas à l’art, alors que le voleur si.
Je fus surprise de voir que Justin venait de défendre le policier qu’il semblait trouver prétentieux tout à l’heure dans la salle d’entrée. Pourquoi ce soudain revirement ? Est-ce qu’il pensait qu’Hans Gano avait quelque chose à nous cacher ?
— Qu’est-ce qui vous fait dire que le voleur s’intéresse à la peinture ? demanda le policier situé à gauche du banc, qui dit alors son premier mot depuis son entrée dans la salle ronde.
— Disons que s’il s’intéressait seulement à l’argent, le voleur aurait sûrement préféré sortir les huit tableaux qui sont assez petits pour passer par une fenêtre, et ne se serait pas ennuyé avec un qui ne peut sortir que par la porte.
— Je vous en prie, messieurs, murmura le lieutenant. J’aimerais qu’on achève cet interrogatoire assez rapidement. Monsieur Gano, pouvez-vous me dire les vêtements que chacun de vous portait en quittant le musée ?
Justin se tourna vers son voisin et sourit.
— Les gardes rentrent chez eux avec le costume vert, parce que nous n’avons pas de local pour nous changer. Quant à M. Doury, je crois qu’il avait la même chemise qu’actuellement, avec un jean bleu. À moins que je ne me trompe. Demandez-lui, ce sera plus sûr.
— Je vous remercie. Vous pouvez aller appeler le dernier garde, M. Pradcaz.
Alors que Hans se dirigeait vers la sortie, le lieutenant le rappela : « Pour tout à l’heure, veuillez m’excuser, M. Gano. Après tout, il faut me comprendre, j’ai eu une journée difficile, et la nuit s’annonce pareil. En fait, je croyais que vous vous étiez changés avant de venir ici. Oui, même si vous êtes très bien habillé, je ne pensais pas qu’on pouvait aller à une fête avec des baskets bleues. »
Je ne pus m’empêcher de sourire à la remarque de M. Bourdon. Le garde sortit sans répliquer, et je profitais de l’atmosphère détendue pour faire remarquer que les trois gardes que nous avions vus aidaient leurs femmes en faisant le repas ou la vaisselle. Le machisme du lieutenant allait se réveiller quand arriva mon père.
CHAPITRE XIII
OU LE DIRECTEUR PASSE AUSSI
UN INTERROGATOIRE
— Je suis venu vous remercier de ne pas avoir retenu mon garde, M. Erosi, pour son vol.
— Ce n’est rien, déclara le lieutenant. S’il n’en tenait qu’à moi, il serait déjà derrière de solides barreaux, mais je n’ai pas le temps ce soir de m’occuper de papiers inutiles. Comptez sur moi pour le surveiller quand j’en aurais fini avec cette Colombe.
— Mais, bégaya mon père, mais je croyais que vous alliez le laisser tranquille, puisque je ne porte pas plainte.
— Plainte ou pas, la loi est la même pour tous, dit le policier dont le regard devenait avide. Il est évident que je ne l’accuserai pas de vous avoir volé, chose que vous nierez très probablement ; mais je conserverai son nom dans un petit carnet, et je n’hésiterai pas à le faire tomber pour n’importe quoi.
— C’est immonde, clamai-je. Vous êtes encore pire que je ne le croyais. Ce pauvre homme avait besoin d’argent, et il l’a simplement emprunté. À sa place…
— Je ne supporte pas les petits voleurs qui, lorsqu’ils sont pris sur le fait, se repentent et disent que ce n’était qu’un emprunt, me répondit le lieutenant en gardant le sang-froid que j’avais perdu. Maintenant, si votre ami arrêtait de faire craquer ses doigts, nous pourrions peut-être poursuivre cette affaire.
Je ne comprenais pas ce qu’il avait contre Justin : même si moi aussi il m’énervait, ce n’était pas une raison pour être si agressif. Justin n’accepta pas et demanda au policier, avec une hargne que je ne lui connaissais pas, s’il allait vraiment trouver un coupable en demandant à chacun d’avouer leurs problèmes financiers. Ironique, le lieutenant répondit que l’habit des personnes qui sont sorties à dix-huit heures était sûrement d’une importance capitale.
— Pourrais-je interroger à nouveau les gardes quand vous en aurez fini ? réclama le jeune homme.
— Certainement pas, répondit le lieutenant avec un sourire béat. C’est moi qui réunirais les gardes et M. Doury après cet interrogatoire individuel. Je tiens à leur demander à tous certaines choses qui pourraient bien faire avancer l’enquête. Enfin, pas sur le plan vestimentaire malheureusement.
— Ainsi, vous croyez que cette question n’a aucun sous-entendu, marmonna Justin.
Le policier était incapable de répondre quoi que ce soit, et il se retourna donc sur mon père qui attendait bouche bée sur le seuil de la porte.
— Bien. M. Doury, puisque vous êtes là, je vais pouvoir vous poser quelques questions.
— Je vois que vous vous obstinez dans votre impasse, relança Justin plus insolent que jamais. Mais ce n’est pas grave puisque, après tout, je ne suis pas obligé d’écouter ces sornettes.
Il se leva et je le suivis. Après un sarcastique « à tout à l’heure, messieurs », nous sortîmes. Je voulus lui demander pourquoi il s’était énervé, mais il parla le premier et demanda si je ne pouvais pas aller voir dans la salle de vidéosurveillance où en était l’enquête, pendant que lui irait voir dans la salle large si de nouveaux indices avaient été découverts. Nous nous séparâmes alors et je me rendis dans la salle que Justin m’avait indiquée.
Les policiers dans cette salle étaient tous trois très attentifs aux petits détails qui titillaient leurs yeux, trois fois plus vite qu’en réalité. Je leur demandai s’ils avaient remarqué quelque chose d’étrange, mais ils me répondirent que rien n’avait eu lieu entre dix-huit heures trente et vingt heures quinze. Je jetai un rapide coup d’œil sur l’ensemble des six moniteurs avant de ressortir. Je vis Justin sortir de la salle des tableaux tristes, et de son regard pensif, je déduis avec justesse que l’enquête n’avançait pas non plus de ce côté-ci.
Nous étions en train de nous raconter ce que nous avaient appris les hommes du lieutenant quand nous vîmes mon père sortir de la salle ronde. Il demanda à Robert Pradcaz d’aller voir M. Bourdon, puis il vint nous exposer son interrogatoire dans les moindres détails.
— Le lieutenant m’a d’abord demandé si je savais quelque chose à propos de mes gardes. Je lui ai bien évidemment répondu que non, et j’ai ajouté que je répondais d’eux comme de moi-même. Le genre de phrase que l’on dit à la police pour disculper quelqu’un. Ensuite, c’est à moi qu’il s’est attaqué, en me demandant si j’avais des problèmes financiers, ou si le musée attirait moins de monde. J’ai continué à nier, mais le policier qui était à sa gauche a sorti les rentrées d’argent des trois derniers mois, sur ordre de son supérieur bien entendu. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu se permettre de fouiller dans l’armoire de la salle de vidéosurveillance pour trouver le dossier ! Enfin, toujours est-il que maintenant, ils sont convaincus que nous étions dans une mauvaise passe et que ce vol arrive au bon moment.
— Et ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? demandai-je.
— J’aimerais te dire que non, chérie, me répondit mon père confus. Mais je ne peux pas, le musée connaît effectivement une période difficile.
— Alors, tu… commençai-je
— Non, m’interrompit-il, je n’ai rien à voir dans cette histoire. Je serai incapable d’une chose pareille. De toute façon, si j’avais volé une œuvre à chaque fois que nous enregistrons une baisse des entrées, il ne resterait plus que les murs à visiter.
— Le lieutenant vous a-t-il demandé autre chose ? demanda Justin.
— Il m’a également demandé où je suis allé après dix-huit heures, et je lui ai répété que je suis allé dîner avec ma femme chez les Hubert, de dix-huit heures quinze à minuit.
— Tu nous l’avais déjà affirmé tout à l’heure, rétorquai-je.
— Vous l’aviez donc déjà dit au lieutenant ? demanda Justin.
— Oui, avant même que vous n’arriviez. Et là, quand je lui ai affirmé que je ne pouvais pas être le voleur, il m’a répondu sèchement que ce n’était pas une preuve, ajouta mon père soucieux.
— C’est étrange, marmonna le jeune homme en se rongeant les ongles. Je ne vois pas où il veut en venir : votre innocence est tellement flagrante que même un homme aussi teigneux que le lieutenant Bourdon devrait se rendre à l’évidence et vous disculper d’office. Si vous voulez mon avis, il sait que vous n’êtes pas coupable, mais il croit que vous connaissez le voleur. Il essaie de vous intimider pour que vous lui révéliez le nom du cambrioleur.
Enfin, il ajouta un aphorisme qu’il venait probablement d’inventer : « Avec peu d’éléments, on ne peut obtenir que peu de matière. »
J’allais rire du ridicule qui émanait de cette maxime et du sérieux du jeune homme, mais je me retins afin de ne pas le vexer. Il faut également que je vous dise que Justin n’aime pas trop quand on se moque de sa vanité, et il se déclare volontiers, et bien souvent à tort, modeste. J’espère qu’en lisant ceci, il ne m’en voudra pas et comprendra que je ne peux pas donner un portrait idéalisé de lui. Après tout, ce sont aussi ses défauts qui font son charme.
— Et c’est tout ce qu’il vous a demandé ? continua Justin.
— Oui, je crois, répondit mon père. Ah non : il a également répété qu’un garde serait plus suspect que les autres aux yeux de tous. J’ai répondu que je ne voyais vraiment aucun suspect parmi les personnes présentes au musée.
— Le penses-tu vraiment, papa ?
Il ne me répondit pas, mais il me lança un regard si attristé que je compris qu’il n’avait pas menti au lieutenant.
— Ce qu’il faut maintenant, déclara Justin, c’est innocenter les quatre gardes.
CHAPITRE XIV
OU ROBERT PRADCAZ CLOT LES
INTERROGATOIRES INDIVIDUELS
Je vous ai dit tout à l’heure que Justin possédait un magnétophone et qu’il s’en était servi tout au long de l’enquête. Quand il est sorti fâché de la salle, je n’avais pas remarqué qu’il y avait laissé son manteau. Quand il alla le rechercher après l’interrogatoire de Robert Pradcaz, je compris qu’il avait tout enregistré, et nous pûmes entendre ce qui avait été dit. Au lendemain de l’enquête, j’ai couché sur le papier tous les dialogues qui furent enregistrés grâce au magnétophone, et vous pouvez donc être sûrs de l’exactitude de ce qui va suivre.
— C’est amusant, dit un des deux hommes de M. Bourdon, Robert est le seul prénom des quatre suspects qui ne possède pas de « h ».
— C’est même le seul des cinq, ajouta le lieutenant.
— Vous voulez dire que le directeur aussi…
— Je veux même dire que sa fille et l’autre prétentieux sont aussi suspects, continua le lieutenant Bourdon.
Je passe ici les remarques que je fis sur les propos de ce grossier personnage, propos que je pourrais d’ailleurs difficilement retranscrire sans être censurée.
— Tout de même, cette enquête est bizarre, dit une troisième voix. Il y a quelque chose que je ne comprends pas : si l’un d’entre eux a volé la Colombe, c’est forcément pour l’argent. Dans ce cas, pourquoi se limiter à un tableau ?
— Deux possibilités, énuméra le lieutenant : soit c’est l’œuvre d’un passionné, soit le voleur veut nous faire croire que ce vol est l’œuvre d’un passionné. Mais ça, le jeunot ne pourra jamais en tenir compte ; lui, il s’arrête à ses simples hypothèses et comme ça l’arrange, pour défendre les gardes, de dire que le voleur s’intéresse au tableau et non à la colossale somme qu’il représente, il en déduit aussi simplement que bêtement que ce vol est l’œuvre d’un passionné. Bon, que fait ce Pradcaz ? Ah, le voilà.
— Bon – bonsoir, bégaya le dernier garde qui venait d’entrer. Je-je crois que vous m’avez de-demandé de venir ?
— Asseyez-vous, M. Pradcaz, répondit le lieutenant. Nous allons tâcher de faire court : il y a eu un vol au musée, et vous êtes l’un des sept principaux suspects. Nous vous avons tous réunis ici, et nous trouverons le coupable avant neuf heures du matin. Savez-vous quelque chose à propos de ce vol ou soupçonnez-vous quelqu’un plus qu’un autre ?
— Bi-bien sûr que non, répondit-il. Si-si je savais quelque ch-chose, je se-serais venu avant que-que vous ne m’appeliez. Et d’a-d’ailleurs, je suis sûr que si un de nous sa-savait quelque chose, il serait ve-ve…
— Bien, coupa le lieutenant insolemment. Connaissez-vous des problèmes financiers à l’un de vos collègues ou à votre patron ?
— Je-je ne crois p-pas. Mais peut-peut-être que le musée n’est p-p-pas dans sa meilleure pé-période. Enfin je-je…
— Oui, oui, je sais déjà tout ça, intervint le lieutenant. Vous pensez donc que M. Doury aurait pu se voler lui-même ?
— Ah non ! s’exclama Robert Pradcaz.
— Et où étiez-vous après dix-huit heures ?
— Je suis allé acheter des fl-fleurs pour une fê-fête que do-donnait mon c-cousin, parce qu’il a-avait annoncé qu’il allait se ma-marier le vingt-deux a-août. Je suis re-resté chez lui ju-jusqu’à d-dix ou on-onze heures, je ne sais plus. Beau-beaucoup de gens pourront con-con-confirmer. Et la f-fleuriste au-aus…
— Merci de votre collaboration, vous pouvez sortir.
Là encore, je passe les rires moqueurs que nous entendîmes sur la bande et les faux bégaiements des policiers. Pour une fois, il faut reconnaître au lieutenant une certaine intelligence et un certain respect, puisqu’il mit fin à ces niaiseries de sa grave voix par un « silence ! » que nous avons d’ailleurs entendu tonner de la salle d’entrée. Il n’empêche que cet interrogatoire fut plus court que les autres, ce qui me fit penser que M. Bourdon devait être assez exaspéré par le problème d’élocution de M. Pradcaz.
Nous venions juste d’entendre ce majestueux cri du lieutenant quand ce dernier sortit de la salle avec ses hommes et se dirigea vers la salle moyenne en demandant à tous de le suivre.
CHAPITRE XV
OU LES DERNIERES INFORMATIONS SONT
RECUEILLIES
Nous étions maintenant tous les dix dans la salle moyenne : le lieutenant, les deux policiers des interrogatoires (trois autres étaient dans la salle de vidéosurveillance et autant cherchaient encore vainement des indices dans la salle large), mon père, ses quatre gardes, Justin et moi. D’après ce que nous avions appris par le magnétophone, le lieutenant Bourdon voulait réunir les gardes pour obtenir un plan complet du tour qu’ils avaient effectué neuf heures plus tôt. Inutile de préciser que le pauvre enquêteur aurait préféré que chaque garde ait un tour précis qu’il effectuerait chaque soir ! Comme ce n’était pas le cas, nous dûmes supporter les hésitations et les erreurs de tous, personne ne se rappelant les salles qu’il avait vérifiées ce soir-là. Enfin, après trois ou quatre minutes pendant lesquelles chacun essayait de se remémorer avec qui il était afin de pouvoir l’accuser hypocritement de ne se rappeler de rien, nous eûmes le trajet précis de chacun, ainsi que les personnes qui s’étaient vues.
Le lieutenant prit un malin plaisir à préciser que ces « prétendus alibis ne sont absolument pas valables tant qu’il n’est pas clairement démontré que tous ne sont pas complices. » Je trouvai assez amusant de voir que les mêmes idées germaient dans mon esprit et dans celui du lieutenant. En effet, je me disais, déjà depuis le premier interrogatoire, que si tous étaient complices, ça arrangerait bien des choses. Après tout, toutes les hypothèses étaient basées sur la sortie des gardes et du directeur à dix-huit heures. Et s’ils étaient sortis avec le tableau ?
Les gardes et le directeur se souvinrent de ceci : M. Doury avait fermé le rideau derrière les enfants vers dix-sept heures quarante-cinq et dit à Hans Gano et Robert Pradcaz qu’ils pouvaient commencer leur tour. Ce dernier était près de la salle ronde, tandis que son collègue observait la salle d’entrée près de la grille d’entrée. Tous deux s’étaient alors dirigés vers la porte du fond de la salle large, porte située près de la salle ronde, puis étaient ressortis par l’autre porte, avant de quitter le musée. Robert Pradcaz affirma n’avoir vu personne dans la salle ronde en jetant un rapide coup d’œil derrière son épaule avant de sortir. Après avoir prévenu ces deux premiers gardes de la fermeture du musée, le directeur s’était dirigé vers la salle de la Colombe, et avait demandé aux deux autres gardes de procéder à leurs vérifications. John Degrine et Hermann Erosi étaient presque formels : ils étaient sortis dans la salle moyenne, étaient passés par la salle d’entrée et puis avaient quitté le musée. Quant aux toilettes, ils avaient été inspectés par Hans Gano et Hermann Erosi, qui affirmèrent indiscutablement que personne ne pouvait y être caché.
Le chemin emprunté par le directeur était un peu plus complexe : après avoir fermé le rideau d’entrée, il s’était dirigé vers M. Gano puis M. Pradcaz avant de partir dans la salle de la Colombe prévenir M. Degrine et M. Erosi. Il était ressorti et était resté plus longtemps que ces deux derniers gardes dans la salle des tableaux joyeux. Le lieutenant trouva « assez intéressant » qu’à partir de ce moment, le directeur ne fut aperçu par personne avant de réapparaître dans la salle large ; mon père se défendit en disant qu’il était passé derrière la salle ronde où aucune caméra et aucun garde ne pouvait le voir. Enfin, il ajouta que personne n’était dans la salle de vidéosurveillance où il avait dû se rendre pour éteindre les lumières et ouvrir le rideau de fer sans déclencher l’alarme. Ensuite, en sortant, il ferma la grille et le rideau derrière lui.
— Est-ce que quelqu’un pouvait rentrer quand vous avez ouvert le rideau ? demanda le lieutenant.
— Bien sûr que non, répondit un garde.
— Nous l’aurions vu puisque nous étions dehors, ajouta un autre.
— Vous êtes sûrs de ne pas avoir quitté l’entrée des yeux ? interrogea M. Bourdon.
— Non, fit John Degrine dont la timidité semblait avoir totalement disparu. Moi, je suis sûr que personne ne pouvait entrer sans que je le vois, parce que je n’ai pas quitté l’entrée des yeux.
— Dans ce cas, grogna le lieutenant, le voleur est entré au musée après que vous en soyez sortis. Il avait donc besoin de la clé et du code, quoi qu’en dise notre détective en herbe. Et quoi qu’il en dise, ce cher M. Zafiro, la probabilité que le voleur soit une personne qui travaille au musée est très proche de cent pour cent.
En parlant, le policier jetait des regards provocateurs au jeune homme dont la coiffure devenait de plus en plus cocasse, à cause de la ventilation. Je fus surprise de voir que Justin ne semblait s’intéresser qu’à sa montre et ne prit même pas la peine de répliquer. Au contraire, il se retourna et, quand il aperçut que les deux bancs n’étaient pas parfaitement alignés, il s’empressa de corriger cet insignifiant, mais perturbant détail. Je me demandais alors si son sens de la répartie s’était tari ou s’il ne voulait pas répondre par peur de devoir quitter le musée. Peut-être se réservait-il pour un moment ultérieur où il pourrait rendre au lieutenant la monnaie de sa pièce. En fait, je n’en savais rien, et je me rendis compte que je perdais mon temps à chercher vainement des explications aux actes insondables de Justin.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda un policier à son supérieur à voix basse.
— Maintenant, répondit le lieutenant, quand notre jeune ami aura fini de s’amuser avec ce banc, nous pourrons continuer notre enquête.
Justin ne tint pas compte de la remarque désobligeante et continua son travail. Il releva la tête cinq secondes plus tard et, satisfait, il précisa :
— Continuer l’enquête signifie probablement qu’il faut attendre que les cassettes de vidéosurveillance révèlent leurs secrets.
— Et il faut voir s’il reste des indices dans les salles que nous sommes en train de fouiller, ajouta le lieutenant.
— S’il y avait des indices dans ces salles, les collègues les auraient déjà trouvés depuis longtemps, marmonna l’autre policier.
— Je crois bien que vous ayez raison, soupira M. Bourdon, les investigations touchent à leur fin.
— Ne me dites pas que vous allez abandonner ! intervint mon père qui, comme moi, avait entendu leurs chuchotements. Vous m’aviez promis de retrouver mon tableau !
— Nous n’abandonnerons pas, déclara le lieutenant. Je chercherai qui a volé ce tableau tant qu’on ne me prouvera pas que le voleur n’est pas ici en ce moment. Et si jamais je découvre que le voleur est une personne étrangère au musée, je vous promets de mettre tout en œuvre pour retrouver votre tableau, notamment lorsqu’il sera mis en vente.
— Et si le voleur est un passionné ? surenchérit mon père.
— Si le voleur n’est pas ici ce soir et s’il ne vend pas le tableau, je crains fort que vous ne deviez alors combler le cadre avec autre chose.
— Mais vous m’aviez pourtant promis, se lamenta mon père.
— Rien n’est joué, ajouta le lieutenant impatient de passer à autre chose. J’ai dit que les investigations allaient bientôt être terminées, mais attendons de voir ce qu’ont enregistré les caméras.
CHAPITRE XVI
OÙ L’ENQUÊTE FAIT UN GRAND BOND
EN AVANT
La situation me semblait bloquée avant que n’arrive ce nouvel indice qui allait enfin jeter un peu de lumière sur ces ténèbres. En effet, je ne voyais vraiment pas ce qui aurait pu disculper les gardes ou au contraire les accuser, si ce n’est la vidéosurveillance. Plus j’y pensais et plus je me disais que le voleur devait connaître suffisamment le musée pour savoir comment éviter les caméras ; et si la vidéosurveillance ne montrait pas le visage du voleur, je pensais que personne ne pourrait retrouver le tableau et démontrer l’innocence de mon père et de ses hommes. Alors que nous attendions, Justin demanda à mon père où était la personne chargée de faire le ménage au musée. En effet, les gardes et le directeur étaient là, mais il n’y avait pas d’agent d’entretien. Pour moi, ce n’était pas un secret que mon père s’occupait de cette tâche, mais il est vrai que j’ai trouvé cette question très pertinente de la part d’un « enquêteur. » Le lieutenant semblait d’ailleurs s’en vouloir de ne pas avoir posé la question avant. Juste après la réponse de mon père, lorsque le silence fut total, on entendit le pas pressé d’un policier qui revenait de la salle large. Nous attendions tous une bonne nouvelle, même si nous ne savions pas ce qui pourrait faire avancer l’affaire. Nous eûmes une réponse à cette question avec ce que tenait le policier dans sa main.
— Regardez lieutenant, cria le policier en avançant rapidement vers son interlocuteur. Nous avons trouvé ceci au-dessus d’un tableau dans la salle sud.
— Un bout de ficelle noué, marmonna le lieutenant Bourdon qui tenait le nouvel indice entre son pouce et son index. Je ne sais pas si ça a un rapport avec le vol, mais il se pourrait bien que je tienne là la preuve que le voleur est sorti par la fenêtre.
— C’est fort possible, ajouta le policier. Les fenêtres sont fermées de l’intérieur par un crochet ; et on peut imaginer que le voleur ait refermé la fenêtre de l’extérieur grâce à cette ficelle qui se serait ensuite cassée avant de retomber sur le tableau.
— Oui, c’est une hypothèse. Mais je suis prudent avec les hypothèses, moi, dit-il sarcastique en jetant un regard supérieur à Justin qui l’ignorait toujours. Moi, je ne fais pas de conclusion hâtive dès que je trouve quelque chose.
— Ah ! soupira Justin en prenant un air naïf. Si nous n’élaborons aucune hypothèse, il ne nous reste qu’à attendre que vos hommes aient fini de travailler, n’est-ce pas ? Alors, pendant ce temps-là, nous, nous allons boire un petit café, sûrement. Pas trop serré, s’il vous plaît.
— Il est drôle, lança le policier ironiquement. Mais peut-être avez-vous une idée à nous soumettre, vous qui semblait être un jeune homme si brillant et si sûr de lui ?
— Non, pas avant quatre heures et quart, répondit Justin.
— Pardon ? demanda en fronçant les sourcils le policier. Est-ce que vous vous moquez encore de moi ?
— Ce n’est pas la raison de mon attente.
— Et vous, se vengea le lieutenant, où étiez-vous de dix-huit heures à une heure ?
— Entre dix-huit heures et dix-huit heures trente, je suis allé manger au restaurant universitaire avec ma cousine Justine qui pourra le confirmer. Ensuite, je suis retourné seul chez moi afin de réviser et de dormir. Mon sommeil a duré exactement une heure trente. Certes, en fouillant un peu dans ma vie, ce que vous ne vous gênerez sûrement pas de faire, vous vous rendriez compte que je suis issu d’un milieu assez modeste et vous en déduirez, non hâtivement, mais à tort, que j’ai des problèmes financiers. J’ai pu remarquer lors des interrogatoires que vous cherchiez ce genre de difficultés auprès de tous, ce qui me force à croire que vous n’excluez pas le vol purement économique, hypothèse tout à fait concevable, même s’il paraît absurde de dire qu’un voleur qui ne s’intéresse qu’à l’argent puisse voler un seul tableau alors qu’il en a plus d’une dizaine sous la main. Vous allez bien entendu me répondre que ce peut être une ruse pour nous faire croire que ce vol est l’œuvre d’un passionné, mais je vous demanderai pourquoi nous faire croire ceci ? En effet, on se moque bien de savoir si le voleur est passionné ou pas, intéressé par l’argent ou multimilliardaire ; tout comme on se moque de le voir apparaître cagoulé sur les écrans de la surveillance, ou de le voir sortir par la porte sans utiliser le code. Réfléchissez trente secondes, ou au moins faites semblant ! Ne cherche-t-on pas à nous faire croire que le voleur connaît le code, connaît bien le musée et est passionné par ce tableau ? Ne cherche-t-on pas à nous faire croire que le voleur est entré au musée après la fermeture ? Ne cherche-t-on pas à nous faire croire que le voleur est M. Doury ? Je poursuis ce stupide interrogatoire : je ne connaissais pas suffisamment le musée pour savoir quel tableau est le plus onéreux, et je ne me suis pas encore jamais fâché avec mon futur beau-père. Enfin, comme je viens de vous le dire, je ne pense pas que le voleur soit le directeur ou l’un de ses gardes, car je pense que le voleur était encore dans la musée quand les portes ont été fermées.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire cela, alors que les gardes que vous protégez nous disent le contraire ? demanda le lieutenant, pensif à ce que venait de dire plus ou moins confusément Justin.
— Le voleur ne connaît pas le code, à mon avis.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? répéta le policier en fronçant les sourcils.
— La caméra, répondit Justin. Pourquoi le voleur a-t-il désactivé cette caméra ? S’il connaissait suffisamment les sécurités pour toutes les éviter, il me semble évident qu’il savait aussi que son geste aurait activé l’alarme. Ce qui tend à prouver qu’il aurait fait exploser la caméra pour prévenir que le vol avait eu lieu, ou pour une autre raison. Le voleur n’avait sûrement aucune raison de nous prévenir qu’il venait de voler le tableau, sauf peut-être pour s’amuser. Mais franchement, je doute fort que nous ayons affaire à un plaisantin.
— Pourquoi donc, jeune homme ? demanda le lieutenant moqueur. Cette hypothèse ne vous plait pas, donc vous l’éliminez, c’est ça ?
— Un plaisantin ne s’amuse pas avec l’argent. Quand il peut voler une dizaine de tableaux qui valent une petite fortune, il n’en vole pas qu’un.
Le lieutenant soupira pour admettre cette évidence.
— Je disais donc que l’explosion avait un autre but que celui de nous prévenir, continua Justin. J’ai déjà dit et répété que cette explosion pourrait servir à disculper, donc accuser au second degré, le directeur qui arrive le premier au musée le matin. Comme je suis persuadé que M. Doury est innocent — et vous devriez l’être aussi en connaissant son alibi — je pense que le voleur cherche non pas à disculper, mais au contraire à accuser le directeur. Or, si le voleur cherchait à faire accuser M. Doury, qu’aurait-il fait ? Il aurait évité toutes les caméras, pris un seul tableau et fait exploser la caméra pour prévenir de l’heure du vol. D’ailleurs, si la ficelle a bien un rapport avec le vol, le voleur est sorti par la fenêtre, ce qui tend à prouver qu’il n’avait pas le code. Jusque là, tout va bien, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr, répondit le lieutenant, M. le directeur aurait agi ainsi. Alors je lui passe les menottes tout de suite ou vous allez quand même essayer de le disculper ?
— Quel est le mobile de M. Doury pour ce vol ? demanda Justin.
— L’assurance, souffla le lieutenant exaspéré.
— Mais alors, pourquoi ne sortir qu’un seul tableau ? C’est inexplicable. Il aurait pu trouver plus simple et tout aussi efficace de sortir d’autres tableaux par la fenêtre.
— Vous cherchez des complications pour rien ! s’exclama le lieutenant. Si M. Doury est coupable, il n’a volé que ce tableau parce que c’est l’un de ceux qu’il aime le moins, tout simplement.
— Il y a une autre possibilité : si les tableaux pouvaient sortir par la fenêtre, on se serait dit que le voleur n’avait pas besoin de la clé pour sortir par la porte. Le voleur, directeur ou pas, savait qu’on déduirait du vol de ce tableau qu’il possède la clé et le code. Revenons à ce que j’ai dit tout à l’heure…
— Pas évident de vous suivre ! interrompit le lieutenant.
— Là, j’admets que vous avez raison, sourit Justin. Moi-même, j’ai du mal à suivre le cours de ma pensée. Je crois que c’est dû à mon trop court sommeil, j’y remédierai tout à l’heure. Bien, je disais donc tout à l’heure que je suis certain que M. Doury n’est pas le coupable, et que quelqu’un qui aurait voulu le faire accuser s’y serait pris de la même façon : connaissance des sécurités, vol d’un seul tableau digne d’un grand amateur d’art, explosion de la caméra pour ne pas accuser le directeur le lendemain matin — pardon, plus tard dans la matinée — et enfin, possession de la clé et du code. Soyons francs M. Doury : vous m’avez dit tout à l’heure que beaucoup de personnes pouvaient connaître le code, mais le pensez-vous vraiment ?
— N-Non, bégaya l’interrogé.
— Qui le connaît alors ? interrogea férocement le lieutenant. Qu’on cesse de me mentir !
— Euh… réfléchit mon père. À part moi, seules ma fille Elena et ma femme sont officiellement au courant. Ensuite, il se peut que mes gardes le soient aussi, car j’ai longtemps laissé le code écrit sur un papier dans la salle de vidéosurveillance.
— Qui, parmi vous, est au courant ? demanda le lieutenant aux gardes qui étaient réunis à côté de mon père.
Les quatre hommes avouèrent avoir déjà regardé au moins une fois le papier qui fut sous leurs yeux pendant trois ans environ. Néanmoins, ils affirmèrent qu’ils ne se souvenaient plus du code qu’ils n’avaient pas vu depuis cinq ans. Un d’eux — je ne parviens plus à identifier la voix sur le magnétophone, même si je sais que n’était ni Hermann Erosi ni Robert Pradcaz aux voix si facilement reconnaissable — un d’eux ajouta même qu’il ne pouvait pas savoir si le code n’avait pas été changé, ce qui fut approuvé par ses collègues.
— Là n’est pas le problème pour l’instant, reprit Justin. Je pense que ce vol n’est qu’une mise en scène pour accuser le directeur, et j’en déduis, un peu hâtivement certes, que le cambrioleur ne connaît sûrement pas le code.
— Hum, pouffa le lieutenant pour montrer qu’il trouvait ce raisonnement forcé. Je crois que vous êtes un peu trop influencé par vos connaissances : vous disculpez bien vite M. Doury, ses hommes, et même votre amie Elena. Je préfère cesser là toute conversation et allez voir les enregistrements. Pendant ce temps, vous n’avez qu’à continuer de chercher des indices tous les trois. N’hésitez pas à venir me voir si vous trouvez quelque chose.
— Quant à nous, dit mon père en se tournant vers moi et Justin, que faisons-nous ?
— Attendons, répondis-je.
— Retournons dans la salle d’entrée. Je crois que je vais finir mon sommeil sur le banc qui s’y trouve.
Je le regardai avec étonnement : comment pourrait-il dormir en ces heures ? Moi qui croyais à une plaisanterie de sa part, je fus surprise quelques minutes plus tard.
– QUATRIÈME PARTIE —
– DÉDUCTIONS ET RÉFLEXION —
CHAPITRE XVII
OÙ JUSTIN RÉSUME UNE NOUVELLE FOIS
Nous étions tous trois, mon père, mon ami et moi, sur le banc de la salle d’entrée. Je demandai alors à Justin qu’il nous explique plus dans le détail ce qu’il venait de dire au lieutenant.
— Rassure-toi, Elena, me répondit-il en souriant, tu es loin d’être la seule à ne pas avoir compris tout ce que j’ai dit. Moi-même, je ne suis pas sûr de m’être compris. Mais je vais essayer de résumer les points importants. Premièrement, il y a ce vol unique : pourquoi ne voler qu’un seul tableau ?
— Nous avons déjà répondu plusieurs fois, répliquai-je.
— C’est vrai, ajouta mon père. S’il n’y a qu’un seul tableau volé, c’est que le voleur est un passionné ou veut se faire passer pour tel.
— D’accord, dit Justin. Imaginons que le voleur soit un passionné et qu’il ne veuille voler que ce tableau. Moi, à sa place, j’aurais volé d’autres tableaux, même si c’était pour les réexpédier au musée quelques jours après. Ainsi, j’aurai été sûr que l’enquête se tournerait vers un voleur intéressé par l’argent, en se détournant de moi.
— Tu n’as pas tort, assura mon père, mais tu n’as pas forcément raison non plus.
— Je sais, continua le jeune homme, mais je continue mon raisonnement tout de même. Maintenant, imaginons que le voleur soit intéressé par l’argent et qu’il n’ait volé qu’un seul tableau que pour nous faire croire à l’œuvre d’un passionné.
— C’est tout à fait possible aussi, coupa mon père.
— Non, répondit Justin, ou difficilement, car le voleur aurait tout de même pris d’autres tableaux. Peut-il craindre que la police le retrouve si elle cherche une personne motivée par l’argent ? Je crains fort qu’il ne soit pas le seul dans ce cas et qu’il aurait eu tort de se priver d’un autre tableau.
— Peut-être, murmura mon père pensif. Qu’en déduis-tu alors, si le voleur n’est intéressé ni par le tableau ni par l’argent ?
— Je n’ai rien dit de semblable, se défendit Justin. Je fais juste remarquer que dans les deux cas, le voleur aurait dû voler d’autres tableaux, même si ce n’était pas pour en profiter, au moins pour tromper la police. Mais après tout, c’est un détail auquel n’aura pas pensé le voleur, qui devient alors, à tort ou à raison, un amateur d’art. Et de plus, ce vol oblige le cambrioleur à posséder la clé du musée, alors que d’autres tableaux auraient pu sortir par une fenêtre.
Il se retourna vers moi, et je compris qu’il voulait savoir si j’avais quelque chose à ajouter. Je hochai la tête.
— Bien, poursuivit-il, je continue avec une deuxième question : pourquoi se cacher des caméras ? Ou plutôt, pourquoi n’apparaître sur aucune caméra ?
— Ça, répondis-je fière de pouvoir apporter une pierre à l’édifice de la vérité, on n’en sait rien. Il faut attendre que les cassettes soient visionnées jusqu’à une heure moins le quart, quand entrent les policiers.
— Jusqu’à minuit trente, corrigea Justin.
Juste avant qu’il ne réponde, je crus voir un éclair dans ses yeux, comme s’il venait de comprendre quelque chose d’une capitale importance.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, je pourrai dire au lieutenant qu’il est inutile d’aller plus loin, car si le tableau était sorti entre minuit trente et minuit quarante-cinq, l’alarme aurait été arrêtée avant que n’arrivent les policiers et M. Doury.
— C’est juste, intervint mon père. Mais Elena a raison sur un point : on ne sait pas si le voleur n’apparaît sur aucune caméra.
— Il est exactement trois heures vingt-cinq, donc cela fait environ une heure dix que les policiers regardent ce qui a été enregistré de dix-huit trente à vingt-deux heures. Apparemment, personne n’a été vu pendant ces trois heures trente, sinon nous aurions été prévenus. Maintenant, je suis tout à fait d’accord avec Elena : il faut attendre. J’ai dit tout à l’heure qu’on voulait nous faire croire que le voleur était un fervent admirateur de la Colombe. En admettant que personne n’apparaisse sur les caméras, cela voudrait dire que le voleur connaît très bien les lieux ou tente de nous faire croire qu’il travaille ici… à tort ou à raison.
— C’est impossible, je connais mes employés depuis de trop nombreuses années pour en imaginer un endossant le costume du traître.
— Continuons, susurrai-je impatiente. Je ne vois pas beaucoup d’autres questions. Comment est sorti le voleur ? Par la fenêtre, ou par la porte ?
— Avant, interrompit Justin, nous pourrions nous demander pourquoi faire exploser la caméra.
Après une courte pause pendant laquelle il nous dévisagea, il poursuivit ses explications.
— J’ai déjà répondu plusieurs fois à cette question, qui rappelle un peu la précédente. En effet, pourquoi ce désir de ne pas apparaître masqué sur les écrans de surveillance ? Soit le voleur ne se trouve pas photogénique, soit il cherche à se disculper en agissant ainsi. L’explosion de la caméra serait explicable si vous étiez le voleur, M. Doury : on pourrait dire que vous avez préféré annoncer le vol aussitôt, quand personne n’est censé être au musée, plutôt qu’à huit heures, quand vous y êtes seul.
— Oui, mais… s’insurgea le directeur.
— Je ne crois pas à votre culpabilité, continua Justin sur un ton monocorde. Je viens de vous dire que les indices semblent nous indiquer que le voleur connaît bien le musée et aime un tableau qui s’y trouve.
— S’y trouvait, corrigeai-je maladroitement.
— Et s’y retrouvera, ajouta Justin avec un sourire malin. Je pense que si vous étiez coupable, vous seriez apparu sur plusieurs caméras, en feignant de ne pas savoir qu’on pouvait les éviter. De plus, vous n’auriez pas attendu d’être dans une passe assez difficile pour vous voler. Pour moi, vous êtes d’ores et déjà innocent, et c’est grâce à cela que j’ai une longueur d’avance sur l’enquête officielle. Bien sûr, le lieutenant Bourdon pourrait prendre tout ça au second degré et dire que vous avez fait exprès de faire croire que vous étiez coupable pour qu’on pense qu’en fait vous ne l’êtes pas. Cet homme est fou, ajouta-t-il avec un large sourire.
— Je suis content que tu me soutiennes, dit mon père. Mais de toute façon, mon alibi est suffisant pour convaincre le lieutenant, non ?
— Cet homme est fou vous dis-je, répéta Justin. Évidemment, comme vous ne semblez pas posséder le don d’ubiquité, vous ne pouviez pas être à la fois chez vous en train de vous changer, en allant chez vos amis, et au musée en train de vous voler. Mais le lieutenant est en droit de penser que vous vous êtes changé chez vos amis.
— Si je comprends bien, tu veux dire que mon alibi ne tient peut-être pas la route et que quelqu’un qui m’en veut a volé la Colombe et fait en sorte que je sois le principal suspect : c’est bien ce que tu insinues ?
— Tout à fait, répondit Justin. Comme je l’ai dit au lieutenant, le fait que seule la Colombe fut volée, que le voleur esquive toutes les sécurités, que le tableau soit nécessairement sorti par la porte fermée à clé, et l’explosion de la caméra font probablement partie d’une mise en scène destinée à faire croire que vous êtes le coupable.
— Qui pourrait m’en vouloir à ce point ? s’interrogea mon père.
— Là, soupira Justin, je ne peux vraiment pas vous aider. Mais je crois qu’il ne faut pas exclure l’hypothèse que l’un de vos gardes pourrait être complice.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? tonna mon père.
— Le voleur possède la clé du musée, et connaît le champ de vision des caméras. Même si je suis persuadé que tout ceci fasse partie d’un plan pour vous accuser, il semble évident que ces connaissances ne peuvent pas être totalement…
— Si, coupa net mon père. Je répète que la clé est à la portée de tous, dans la salle de vidéosurveillance, où l’on voit assez aisément comment éviter les caméras.
— Au fait, demandai-je en essayant de changer le sujet de la conversation, comment se fait-il qu’on puisse éviter toutes les caméras ?
— Les six caméras ne peuvent pas couvrir l’ensemble du musée, et nous avons préféré les orienter vers des œuvres plutôt que sur la porte, étant donné qu’on peut sortir par une fenêtre. Et je ne crains pas qu’on nous vole la porte, ou plutôt la grille d’entrée.
Mon père n’avez rien perdu de son sens de l’humour, même dans cette situation assez pénible.
— Je vais maintenant essayer de répondre à ta question, Elena, intervint Justin. Comment est sorti le voleur ? Je pense que tu veux savoir si la ficelle est un leurre ou pas, n’est-ce pas ?
— Oui, est-ce que le voleur est sorti par la fenêtre ou par la porte ?
— Et bien, malgré ce que j’avais pensé, le voleur est sûrement sorti par la fenêtre. C’est assez étrange, sachant qu’il possède la clé, de ne faire sortir que le tableau par la porte ; mais je l’explique par l’absence de complice. En fait, pour sortir par la porte, il faut l’ouvrir de l’extérieur…
— Ah oui, c’est vrai, fis-je alors que je me sentais de plus en plus ridicule. Mais qu’est-ce qui te fait dire que ce n’est pas un piège ?
— Si ma théorie est bonne, le voleur essaie de faire accuser ton père ; dans ce cas, il faut que la police sache que le vol nécessitait la clé et croit que le voleur possédait aussi le code, mais il est inutile qu’elle sache qu’il est sorti par la fenêtre. En plus, en observant bien la ficelle, j’ai pu remarquer qu’elle est très courte, trop pour l’utilisation annoncée par le policier. J’en conclus donc qu’elle a dû casser. Reste maintenant à savoir si c’est vraiment ce à quoi a servi la ficelle, ou si c’est seulement un « cadeau » des enfants de l’après-midi…
— Qui t’en veut à ce point ? criai-je à mon père.
— Voici la nouvelle question, fit légèrement Justin. Ou plutôt, ajouta-t-il, qui aurait intérêt à ce que ton père soit accusé ?
CHAPITRE XVIII
OÙ JUSTIN M’ÉTONNE UNE FOIS DE PLUS
Comme il l’avait annoncé, Justin s’étendit un peu sur le banc pour achever sa nuit. Le banc était fort long, et je m’écartai à l’une des extrémités, près de la tête du jeune homme, à l’opposé de mon père. Mon regard se tourna vers ce dernier, et je vis qu’il était fâché par l’attitude de mon compagnon et qu’il réfléchissait à ce qu’il venait de dire. En effet, il y avait de quoi méditer ! C’était à croire que Justin pouvait réfléchir à des centaines de possibilités à la fois, et qu’il les éliminait au fur et à mesure. Cette intense réflexion avait dû l’épuiser, car maintenant, il fermait les yeux et remua pour trouver la position la plus confortable possible sur ce banc en bois. Enfin, après avoir regardé mon père et mon ami, je détournai le regard vers ma montre qui indiquait trois heures trente. Soudain, une phrase de Justin me revint à l’esprit, une phrase dans laquelle il annonçait qu’à quatre heures et quart, il nous soumettrait une nouvelle idée du vol. Dès lors, les questions se bousculèrent dans mon esprit. Je me souviens encore vaguement de ce que je me demandais, et ce que je me répondais, notamment grâce à mes notes.
Justin dirait-il au lieutenant de ce qu’il venait de nous révéler, ou bien avait-il déjà élaboré une autre hypothèse encore plus séduisante ? Savait-il quelque chose qu’il se refusait de nous dire ? Non, pourquoi ferait-il ça ? Pour protéger quelqu’un, certes, mais pour qui serait-il capable d’une chose pareille ici ? Je ne voyais qu’une personne : moi. Mon père aussi, éventuellement, mais il l’avait déjà disculpé officiellement devant mes yeux, et je savais qu’il était tout bonnement incapable d’un tel acte. Et s’il pensait que j’étais la coupable ? Après tout, je n’avais aucun alibi, j’étais l’une des personnes les mieux placées pour accéder au tableau la nuit, et le mobile aurait évidemment pu être l’argent. Allons, Elena, pourquoi se torturer l’esprit ? Si ça se trouve, Justin va annoncer au lieutenant ce qu’il vient de nous annoncer. Oui, c’est évidemment cela.
Mais alors, pourquoi attendre quatre heures et quart ? Cela ferait près de quatre heures que le vol aurait été commis, mais y a-t-il un rapport ?
Plus je réfléchissais et moins je comprenais Justin. Apparemment, il ne me restait plus qu’une chose à faire : l’imiter. Mais comme cela aurait déçu mon père, je m’abstins de me reposer. De toute manière, comment me reposer en cherchant une signification à ce fameux horaire ?
Subitement, une idée me vint, une idée que je m’empressai de vérifier et de valider.
— Bien sûr, gémis-je, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? De deux heures quinze, à quatre heures quinze, il y a deux heures, soit un tiers de six heures. À deux heures quinze, nous visionnions ce qui s’était passé à dix-huit heures trente, donc à quatre heures et quart, les policiers visionneront ce qui s’est passé à minuit trente.
J’étais contente d’avoir trouvé la ou au moins une des raisons pour laquelle Justin avait été si mystérieux tout à l’heure. Mais autre chose me venait à l’esprit : la satisfaction que reflétaient ses yeux marron, lorsqu’il annonça que le voleur ne pouvait sortir qu’avant minuit trente, et qu’il n’était donc pas nécessaire de visionner le quart d’heure pendant lequel l’alarme avait fonctionné. Or, il ne voulait pas le visionner, puisqu’il avait dit avant cet instant où il m’était apparu émerveillé qu’il ferait sa déclaration à quatre heures et quart, donc avant que les policiers ne voient ces fameuses quinze minutes. Que devais-je en déduire ? Était-ce moi qui me trompais en disant que Justin était content de trouver une excuse pour que les policiers ne voient pas l’enregistrement de minuit trente à minuit quarante-cinq ? Ce qui n’expliquait toutefois pas pourquoi il avait prévu de parler à quatre heures et quart avant de dire au lieutenant qu’il était inutile de regarder ce que les caméras avaient enregistré après minuit trente. Quel casse-tête ! J’allais bientôt être persuadée que j’étais la voleuse lorsqu’un événement nouveau m’ôta provisoirement ces questions de mon esprit.
CHAPITRE XIX
OÙ PARTENT LES HOMMES DU LIEUTENANT
Je me pris une nouvelle fois à regarder machinalement ma montre. L’heure que Justin avait annoncée ne me quittait plus, et j’étais fortement tentée de réveiller ce machiavélique jeune homme pour avoir une confirmation de mon idée. Il était maintenant trois heures quarante-deux. Dans une demi-heure environ, je serai fixée. L’attente aurait été longue si le lieutenant n’était pas venu nous voir moi et mon père pour nous demander un service. Quand il arriva près du banc, il fut surpris de voir Justin assoupi, ce qui ne l’empêcha pas de parler aussi fort qu’à l’accoutumée. Il devait alors se dire que si c’était pour dormir, cet étudiant aurait très bien pu rester chez lui.
— J’ai demandé à mes hommes qu’ils procèdent à une perquisition chez vos gardes, M. Doury, annonça-t-il. Comme je souhaite qu’ils soient au moins deux par maison visitée, j’ai dû demander à mes huit hommes de s’occuper de cela.
— Et la vidéosurveillance ! m’exclamai-je aussitôt.
— J’allais y venir, mademoiselle. Ceux qui étaient chargés de regarder les cassettes ont fait un arrêt sur image en attendant que nous arrivions. Comme tout le monde est parti, sauf nous quatre, j’avais pensé que nous allions nous en occuper ensemble. Toutefois, puisque votre ami n’est pas capable de rester éveillé pendant une nuit complète, nous allons nous en charger à trois. De toute façon, c’est bien suffisant…
Je me retins d’abord de dire quoi que ce soit pour défendre Justin, car je ne voulais pas que le lieutenant m’interdise de participer au visionnage des bandes. Puis je me dis qu’il n’avait rien à interdire à la fille du vrai maître des lieux :
— Effectivement, c’est difficile d’être en forme la nuit lorsqu’on travaille activement la journée. Il ne connaît pas encore les trente-neuf heures et ne les connaîtra peut-être jamais, lui.
J’insistai sur ce dernier mot pour que le lieutenant comprenne ce que je pensais de lui et du travail qu’il fournissait. Ses sourcils froncés et menaçants indiquaient visiblement qu’il cherchait une répartie :
— Si je travaillais vraiment trente-neuf heures par semaine, je ferais souvent des semaines de quatre jours.
— Qui a dit que vous travaillez ? pensai-je, sans toutefois oser le dire. Si vous n’étiez pas borné à vouloir que mon père soit coupable, lui dis-je, peut-être travailleriez-vous moins cette semaine.
Juste après avoir parlé, je me dis que je venais de me faire un ennemi. Cet ennemi n’ajouta rien, si ce n’est un faible « allons-y, nous n’avons pas de temps à perdre. » En nous dirigeant vers la salle des moniteurs, je jetai un dernier coup d’œil sur le banc, et je remarquai que Justin n’avait pas bougé. Avait-il entendu ce que nous avions dit ou était-il déjà endormi ?
Dans la salle où nous humions le café à chaque parole, nous nous disposâmes, mon père et moi, de chaque côté du lieutenant Bourdon. Enfin, en tant que directeur connaissant parfaitement son musée et ses sécurités, mon père relança les enregistrements. En repensant à ce qu’avait dit Justin, je prêtais une attention toute particulière aux moniteurs un et trois sur lesquels nous voyions le ventilateur et l’horloge. Rien ne bougeait, et pourtant, j’étais bloquée ici pendant plus d’une demi-heure encore. Que le temps me semblait long !
CHAPITRE XX
OÙ L’HEURE ARRIVE
Il était maintenant quatre heures dix. Les quatre gardes étaient revenus avec les huit policiers depuis moins de cinq minutes. Évidemment, ils étaient arrivés bredouilles, et j’en profitai pour faire remarquer au lieutenant qu’un voleur digne de ce nom n’exposerait pas un tableau chez lui s’il l’avait volé le jour même. Pour pouvoir rejoindre Justin, je feins de devoir aller aux toilettes. Je retrouvai notre jeune détective assoupi sur le banc, à peu près dans la même position que nous l’y avions laissé. J’eus alors réellement une envie pressante, celle de connaître la vérité de mon ami ; et c’est pourquoi je réveillai ce dernier. Il ouvrit les yeux alors que je l’effleurai à peine, et ne me répondit rien quand je lui demandai ce qu’il comptait annoncer.
— Allons voir ton père et ce cher lieutenant Bourdon, me dit-il d’une humeur joviale.
Puis il m’entraîna dans la salle de vidéosurveillance. La remarque du lieutenant nous laissa de marbre : « déjà réveillé, jeune homme ? C’est bien dommage, car vous devriez vous reposer, vous qui en faites tellement. » J’attendais avec impatience l’explosion de la caméra, lorsque l’horloge de la salle ronde indiquerait minuit trente, car je serais si mon hypothèse était bonne : en effet, puisque l’enregistrement a été arrêté pendant environ cinq minutes, le temps que nous remplacions les hommes du lieutenant, ce n’était plus à quatre heures et quart, mais à quatre heures dix-sept que Justin ferait sa déclaration.
Quatre heures et quart. Justin fixait encore les caméras, et je me réjouissais de lui annoncer l’heure. Il comprit à mon sourire que je savais ce qu’il attendait, et il me montra le moniteur six qui allait bientôt afficher un écran noir. Lorsque ce fut le cas, le lieutenant commenta :
— L’écran de la caméra de la salle de la Colombe est brouillé ; je pense que cela signifie que c’est à ce moment que l’explosion a eu lieu. Je ne sais pas trop si on peut encore attendre quelque chose de ce qui suit, puisque la porte d’entrée ne peut plus être ouverte à partir de ce moment sans arrêter l’alarme. Et après, quand nous sommes arrivés, personne n’était dans le musée.
— Tout à fait, confirma Justin satisfait de la proposition du lieutenant. Et si maintenant vous le permettez, je peux vous prouver que le coupable n’est pas une personne présente ici en ce moment.
— Je serai ravi de voir ça ! s’exclama le policier souriant, mais néanmoins peu rassuré. Et comment allez-vous vous y prendre ? Attendez, laissez-moi deviner ! Vous allez vérifier les garde-robes de chacun pour en déduire qui pourrait être le voleur. C’est ça, non ?
— Venez dans la salle d’entrée pour que je puisse démonter cette énigme devant tout le monde, répondit Justin avec austérité. Je n’ai pas envie de me répéter devant vos hommes.
— Allons-y, puisqu’ici, il n’y a plus rien à voir.
Je crus voir une esquisse de sourire sur le visage rayonnant de Justin.
– CINQUIÈME PARTIE —
– CONCLUSION —
CHAPITRE XXI
OÙ JUSTIN EXPLIQUE L’INEXPLICABLE
À ce moment, je ne savais encore rien du voleur, même si je me doutais que ce n’était pas un de ceux qui étaient sortis ce soir à dix-huit heures, mais j’étais bien loin de penser que… Allons Elena, ne révélons pas avant l’heure la conclusion étonnante de cette non moins étonnante affaire. Je me suis promise au début de la rédaction que je reconstituerai l’enquête dans l’ordre chronologique des événements, et ce n’est pas le moment pour moi de flancher, si près du but.
Justin venait de réunir tout le monde dans la salle d’entrée. Les huit policiers, le lieutenant Bourdon, les quatre gardes, mon père et moi faisions face au jeune orateur qui prit bien soin de s’éclaircir la voix avant de parler. Enfin, alors que mon cœur battait la chamade à l’approche de l’issue de cette affaire, il commença en ces mots :
— Quel mystère ! Pour tous ceux qui ne sont pas restés avec moi cette nuit, et pour ceux qui se sont opposés à moi (il se tourna vers le lieutenant), je vais résumer mes faits et gestes.
— On n’a pas que ça à faire ! s’interposa le lieutenant. Si vous savez quelque chose, dites-le maintenant, mais faites-nous grâce d’un ennuyeux exposé de vos idées sur la manière dont doit être menée une enquête.
— Bien sûr, lieutenant, fit Justin avec un sérieux ironique. Je cherche à vous prouver qu’on peut, juste en échafaudant des hypothèses, parvenir à ses fins. Mais votre méthode, appliquée rigoureusement, doit, elle aussi, être recommandée et je pense qu’elle n’est pas si mauvaise dans d’autres affaires.
— Assez ! hurla la personne visée. J’en ai maintenant assez de cette insolence. Depuis le début vous me provoquez, vous et votre amie. Pour qui vous prenez-vous ? Vous n’êtes rien dans cette enquête, juste un importun, une mouche qui brasse du vent inutilement.
— Pas inutilement, corrigea Justin. Je brasse du vent pour voler.
— Et bien, ça ne vole pas haut, répéta le lieutenant Bourdon. Oui, je sais : au moins, ça vole (il prit le ton qu’avait emprunté Justin plus tôt dans la nuit.) Ça, mon pauvre petit, c’est ce que vous croyez !
— Restons-en là, et laissez-moi continuer mon exposé, si vous le voulez bien, fit poliment Justin.
— D’accord, mais je doute que cela apporte quelque chose de nouveau à l’affaire.
— Si vous ne voulez pas m’écouter, libre à vous de continuer vos vaines investigations. Maintenant, si vous désirez savoir ce que j’ai à dire, laissez-moi poursuivre.
— Très bien, souffla le lieutenant.
— J’étais tranquillement dans mon lit, continua Justin, lorsque j’entendis le téléphone sonner. C’était Elena qui me demanda de la rejoindre au musée où il y avait eu un vol.
— Quelle bonne idée, murmura le lieutenant.
— Comme je suis arrivé un peu avant elle, j’en ai profité pour chercher des indices à l’extérieur du musée. Naturellement, il n’y avait rien à voir, mais il y avait quelque chose à prévoir, quelque chose dont je vous reparlerai bientôt.
— Quoi donc ? demanda un policier. Qu’y a-t-il dehors que nous n’avons pas vu ?
— Rien, répondit Justin. Vous l’avez vu, mais vous n’y avez pas prêté attention. Vous n’avez pas anticipé, contrairement à quelqu’un, par exemple, qui émettrait des hypothèses.
Le lieutenant grogna.
— Quand elle fut enfin arrivée, continua le jeune homme en me désignant, dans toute sa splendeur nocturne, nous entrâmes sur la permission de M. Doury, qui nous informa de ce qui se passait. J’appris notamment les événements de la journée et le mode de fonctionnement de l’alarme. Dès lors, nous savions que le tableau ne pouvait sortir que par la porte et non par une fenêtre, et que personne n’avait pu ouvrir la porte d’entrée après minuit trente, heure à laquelle la caméra a explosé. J’espère que vous me suivez toujours.
— Étant donné que vous ne nous apprenez rien de plus… chuchota le lieutenant, provoquant des rires parmi ses hommes et provoquant également mon exaspération.
— Maintenant, vous êtes tous d’accord pour dire que les quatre gardes et M. le directeur sont sortis du musée et se sont séparés à dix-huit heures, n’est-ce pas ?
— Ça, fit le lieutenant, c’est ce qu’ils nous disent. Et qu’est-ce qui nous dit qu’ils ne sont pas tous coupables ?
— Le vol unique, répondit placidement Justin. Vous qui connaissez la valeur réelle du tableau, dites-moi si vous pensez qu’on peut voler pour un cinquième de cette somme ?
— Ce ne serait pas une première, sourit le lieutenant. Mais vous ne pouvez pas savoir, vous ne côtoyez pas des petits voleurs toute l’année, vous…
— D’accord, si ça peut vous faire plaisir, ils auraient pu ne voler qu’un seul tableau et ignorer tous les autres. Dans ce cas, pourquoi celui-ci ? Pourquoi la Colombe, et pas un autre ?
— Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ? s’énerva le lieutenant.
— Pourquoi voler un tableau qui ne peut sortir que par la porte ? répéta Justin. Vous ne trouvez pas ça ridicule, vous qui avez l’habitude de telles affaires ? Il est évident que les gardes et M. le directeur allaient être les premiers suspects, en tant que personnes ayant accès à la clé nécessaire au vol.
— C’est vrai, confirma mon père. Si nous étions les voleurs, pourquoi nous serions-nous contentés d’un seul tableau, et pourquoi justement celui-ci ? Vous n’êtes peut-être pas sans ignorer que la Colombe est l’une des œuvres majeures du musée et que par conséquent, sa disparition équivaut à une baisse des chiffres d’affaires. Si j’étais complice du vol, croyez bien que ce n’est pas ce tableau que vous rechercheriez cette nuit…
— Bon, céda le lieutenant, j’accepte d’abandonner cette idée pour le moment. De toute façon, je n’y croyais pas trop non plus. À mon avis, ce vol est l’œuvre d’une seule personne qui serait sortie par la fenêtre, comme le prouve la ficelle. Ou c’est une mise en scène pour nous faire croire que le voleur est seul…
— Ne nous perdons pas dans des raisonnements trop complexes pour l’instant, coupa Justin. J’étais en train de vous dire que les gardes et M. Doury ne peuvent pas être les voleurs. Au fait, chacun d’entre eux a un alibi entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze, il me semble.
— Voyons, réfléchit le lieutenant en regardant son carnet, M. Degrine est allé faire des courses jusqu’à dix-huit heures trente donc il ne pouvait pas être au musée pendant cet intervalle de temps. M. Erosi est allé faire le plein d’essence et étant donné que la station la plus proche est à dix minutes d’ici, il ne pouvait pas être au musée entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze. Enfin, leurs tickets confirmeront. M. Gano était à un anniversaire à partir de dix-neuf heures, mais il s’est changé avant. Il lui faut dix minutes pour retourner chez lui, cinq pour se changer et une demi-heure pour aller chez son beau-frère, ce qui lui laisse un quart d’heure. Son alibi ne tient pas.
— Pardon, rectifia M. Gano, mais je vous ai dit que j’étais invité à dix-neuf heures, mais pas que j’y suis arrivé à cette heure. À vrai dire, je suis arrivé à sept heures moins le quart.
— Et si vous vous étiez changés dans votre voiture ? demanda le lieutenant qui n’appréciait vraiment pas ce garde. En accélérant ensuite, vous pouvez faire le trajet en vingt ou vingt-cinq minutes, et ainsi quitter le musée à dix-huit heures quinze. Si je prouve que vous êtes le coupable, j’ajouterai même un procès pour excès de vitesse !
— Dans ce cas, ses vêtements de garde devraient encore être dans sa voiture, affirma Justin. Je ne pense pas qu’il aurait pu arriver demain matin sans son costume s’il était le coupable.
— Avez-vous vu le costume chez lui ? demanda le lieutenant à ses hommes.
— Oui, je me souviens de l’avoir vu sur son lit, répondit un policier.
— Le voilà innocenté jusqu’à dix-huit heures quinze, grimaça M. Bourdon. M. Doury était chez des amis à partir de dix-huit heures quinze, donc ne peut pas avoir volé pendant ce quart d’heure. Mais pourquoi voulez-vous donc savoir s’ils ont un alibi de dix-huit heures à dix-huit heures quinze ?
— Je vous expliquerai, ne vous inquiétez pas. Continuez, s’il vous plaît.
— Très bien, où en étais-je. Ah oui, M. Pradcaz était lui aussi à une fête à propos d’un mariage, et est passé chez une fleuriste avant. C’est bizarre tous ces anniversaires, vous ne trouvez pas ? Enfin, tant qu’il y a des alibis, il y a des cellules vides, comme dit le vieil adage.
Justin sourit et continua son exposé des faits :
— Tout ceci prouve que John Degrine, Hermann Erosi, Hans Gano, Robert Pradcaz et Charles Doury ne pouvaient pas voler entre dix-huit heures et dix-huit quinze le tableau. Quant à moi, je suis bien heureusement innocenté, car j’étais à l’hôpital jusqu’à dix-huit heures, avant de passer au restaurant universitaire avec ma cousine Justine.
— Pourquoi voulez-vous à tout prix que le vol ait lieu entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze ? demanda le lieutenant impatient.
— Avant, est-ce que vous admettez que si je vous prouve que le vol a eu lieu pendant ce quart d’heure, toute personne présente ici en ce moment sera disculpée ?
— Oui, dit le lieutenant après une courte réflexion. À l’exception de Mlle Doury.
— Bien sûr, mais aussi à l’exception de vos hommes et vous.
— Vous me faites rire, jeune homme. Vous commencez vraiment à me plaire, et je pense vous avoir mal jugé. Vous avez plus d’humour et de bon sens que je ne le croyais.
— Je peux vous retourner le compliment.
— Allez, continuez, sourit le policier. J’admets que si le vol a eu lieu pendant ces quinze minutes, aucun d’entre vous ne peut être coupable. Mais je maintiens que le voleur a très bien pu rentrer dans le musée plus tard.
— Non, s’écria Justin avec malice. Ne bougez pas, j’arrive.
Il se dirigea vers la grille qu’il ouvrit, puis referma derrière lui. Je me demandais alors ce qu’il voulait nous prouver en sortant du musée. Il ouvrit le rideau de fer d’une vingtaine de centimètres et une grille lumineuse fut projetée sur le sol de la salle d’entrée. Il revint vers nous, en prenant toujours soin de refermer la grille. Alors, il montra la caméra deux et dit :
— Vous voyez, on peut traverser le musée en esquivant toutes les caméras, mais lorsque les globes situés à l’entrée sont allumés, notre ombre ne peut plus éviter les sécurités. Or, comme ils s’allument à dix-huit heures quinze d’après M. le directeur, à partir de cette heure-là, on ne peut plus ni entrer ni sortir.
Nous restions tous bouche bée, le lieutenant le premier. S’il avait eu un chapeau, je pense qu’il l’aurait incliné devant son loyal adversaire. Toutefois, il chercha à contrer Justin qui savourait déjà sa victoire :
- Le voleur a pu rentrer par l’extérieur en passant par une fenêtre.
— Il aurait fallu que la ficelle soit placée avant le vol, ce qui voudrait dire qu’elle ait été placée de l’intérieur alors que la fenêtre était ouverte.
— Ah oui, c’est juste, dit le lieutenant. Mais le coupable peut sortir par la porte d’entrée en l’ouvrant peu, non ?
— Il faudrait qu’il ouvre la porte d’au moins une vingtaine de centimètres, et c’est suffisant comme vous pouvez le constater à l’instant même.
— D’accord, mais le voleur a pu rentrer au musée entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze, attendre avant de sortir le tableau sous le rideau, sortir par la fenêtre et…
— Certes, ajouta Justin avec son large sourire, le vol a pu avoir lieu entre dix-huit heures cinq et minuit trente, mais le voleur a dû pénétrer dans le musée entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze, ce qui nous innocente toujours. D’ailleurs, il a très bien pu ne pas y pénétrer et rester caché dans un coin sombre de la salle de vidéosurveillance.
— Je vois, marmonna le lieutenant sarcastique. Ainsi, il n’aurait besoin que de la clé d’entrée, ce qui innocente encore plus les gardes et le directeur.
— Je sais que ça peut vous surprendre, mais c’est exactement ce que je pense. Sinon, pourquoi s’ennuyer à passer par la fenêtre ? Le voleur se moque bien d’apparaître de dos sur les écrans. Et cela explique l’explosion de la caméra. J’ai deux versions des faits qui me semblent justes : dans la première, le voleur possède la clé et le code, pénètre dans le musée entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze et en ressort par la fenêtre, en laissant le tableau devant la porte. Dans la seconde, le voleur ne possède que la clé et est enfermé dans le musée lorsque le personnel en sort ; il prépare sa sortie par une fenêtre et déplace la Colombe devant la porte d’entrée pour pouvoir le récupérer à minuit trente, avant de faire exploser la caméra. Dans cette hypothèse, l’explosion de la caméra est interprétée comme un brouillage des pistes : on croit que le voleur connaissait le code alors qu’en réalité, il l’ignorait.
— Oui, susurra le lieutenant. J’ai encore une autre possibilité : si le voleur fait partie du personnel, il peut disposer une ficelle sur une fenêtre, lui permettant ainsi de ne pas passer par la porte et de voler le tableau plus tard.
— C’est une hypothèse qui se tient, affirma Justin, mais les gardes ont fait leur tour par groupes, ce qui signifierait qu’il n’y aurait pas un, mais plusieurs coupables parmi eux.
— Pas forcément, ajouta le lieutenant, il y a aussi une personne qui a fait son tour seule.
— M. Doury ne peut pas être le coupable puisqu’il était chez des amis jusqu’à minuit et qu’il était chez lui à minuit trente, lorsque l’alarme s’est déclenchée. Sachant qu’il habite à une vingtaine de minutes de ses amis, il n’aurait pas eu le temps de faire un détour par le musée. Voler un tableau en laissant le cadre, sans se faire repérer des caméras, prend plus de temps qu’on ne pourrait l’imaginer, surtout lorsqu’on sort par la fenêtre.
— Très bien, dit le lieutenant d’une voix basse. Vous avez gagné, jeune homme, nous quittons le musée. Il reste encore de nombreuses pistes, notamment si nous admettons que le vol peut être l’œuvre de deux ou plusieurs personnes. Il se peut que tout le monde soit complice ou que personne n’ait rien à voir avec ce vol. Une seule chose est sûre : si le voleur a agi en solo, ce ne peut pas être l’un de vous. Sauf Mlle Doury, éventuellement. Enfin, je crois qu’il n’y a plus rien que nous puissions faire pour cette Colombe, si ce n’est vérifier les ventes de tableaux. Voilà notre dernière chance…
Alors, il se tourna vers mon père et lui dit :
— Monsieur Doury, vous avez de la chance d’avoir un tel gendre : sans lui, vous auriez été accusé à tort. Au fait, êtes-vous toujours sûr de ne pas porter plainte contre M. Erosi pour « l’emprunt » ?
— Non, répondit mon père. Je ne lui en veux même pas, tellement ce vol est ridicule à côté de celui de ma Colombe. Je vous en prie, lieutenant, faites votre possible pour retrouver mon tableau.
Mon père venait de prendre conscience qu’il ne reverrait plus jamais l’une de ses toiles préférées, et je crus voir ses yeux briller dans l’obscurité environnante ; il était évident qu’il se retenait de pleurer. J’aurais tant voulu faire quelque chose pour l’aider.
À quatre heures quarante, M. Bourdon serra la main de l’adversaire qui lui avait ouvert les yeux, s’excusa de n’avoir rien pu faire cette nuit, et promit de mettre tout en œuvre pour retrouver le tableau le plus vite possible. Il avait d’ailleurs demandé à mon père de ne pas déclarer le vol avant jeudi, mais peut-être était-ce simplement pour lui laisser un dernier espoir. Nous regardâmes tous les trois, mon père, Justin et moi, partir les policiers, suivis des quatre gardes. Il fallait maintenant fermer le musée pour la journée qui se préparait.
CHAPITRE XXII
OÙ JUSTIN EXPLIQUE SES RAISONNEMENTS
Nous restions tous les trois dans la salle d’entrée quand mon père et moi, avides d’explications, demandâmes à notre « sauveur » comment il en était arrivé à une telle conclusion.
— Quand je suis arrivé au musée, commença-t-il, j’ai immédiatement remarqué ces lampes dehors, bien qu’en réalité, je n’y prêtais aucune attention puisque je ne connaissais pas encore la disposition des caméras. Puis nous avons fait notre tour dans le musée, ce qui me permit de repérer les zones surveillées et de constater la possibilité d’éviter les caméras pour atteindre la salle du vol. Je repensais quasiment aussitôt à ces lumières, et me dis que la porte ne pouvait pas être ouverte quand elles étaient allumées. D’après le fonctionnement du système de sécurité, nous avons tous déduit aisément que le voleur ne pouvait sortir qu’avant minuit trente. Moi, d’après ces fameuses lumières, j’en déduis que le voleur ne pouvait entrer qu’avant dix-huit heures quinze.
— Très impressionnant, dit mon père. Et comme nos alibis prouvent que nous étions hors du musée entre dix-huit heures et dix-huit heures quinze, nous ne pouvons pas être les voleurs.
— Sauf si plusieurs personnes du musée sont impliquées, ajouta Justin. Après tout, le lieutenant n’avait peut-être pas si tort que ça en disant que vous pouvez être tous complices. Dans ce cas, ce vol est un véritable jeu d’enfant puisque le base de tous mes raisonnements est votre déposition dans laquelle vous confirmez être tous sortis du musée à dix-huit heures.
— C’est inadmissible, s’indigna mon père. Comment peut-il dire une chose pareille ? Tu nous vois nous associer tous les cinq pour nous voler ? Ce lieutenant pense à beaucoup de choses, mais sûrement pas au côté humain des gens.
— Allons, allons, M. Doury, calmez-vous. Ce n’est qu’une hypothèse parmi tant d’autres. Je crois que le lieutenant avait raison sur ce point : on ne peut pas résoudre une affaire en n’utilisant que des hypothèses. Et vous savez pourquoi ?
— Parce que les hypothèses sont infinies ? risquai-je.
— Tout à fait, Elena. C’est ce que certains appellent la falsifiabilité de la théorie : les hypothèses peuvent prouver ce qui n’est pas vrai, mais pas ce qui l’est. Regarde ce vol par exemple. Apparemment, tout tend à nous prouver que le voleur est ton père. Or, nous savons qu’il est innocent ; le coupable est donc quelqu’un qui cherche à l’accuser, qui y aurait intérêt. Nous savons que le voleur connaît suffisamment les sécurités pour les esquiver et nous savons également qu’il ou elle possède au moins la clé d’entrée. Qui mieux qu’un proche du directeur pourrait réunir toutes ces conditions ?
Il s’arrêta de parler quelques secondes pour nous regarder.
— Mais tout ceci n’est qu’hypothèse, continua-t-il, et le coupable est probablement une personne qui n’a rien à voir avec le musée, comme l’a justement conclu la police.
Je venais de commencer à comprendre ce que Justin venait de dire. Je tremblais de colère, et suffocante, j’eus beaucoup de mal à prononcer cette phrase :
— Est-ce que tu insinues que c’est moi qui ai volé la Colombe ?
— Oui, me répondit-il le plus simplement du monde.
— — Mais, mais, bégayai-je, mais tu es un monstre ! Tu ne me fais donc pas confiance ? Je ne peux pas croire que…
— Le voleur a un rapport avec le musée, coupa-t-il. Voyez-vous, il n’y a qu’un détail qui me tracasse dans cette affaire, c’est le fait que le voleur n’ait pris qu’un seul tableau. C’est inexplicable. Sauf si tout n’est qu’une mise en scène pour faire accuser quelqu’un, un prétexte. Ce vol ne serait qu’un prétexte pour faire accuser celui qui possède la clé et connaît les sécurités du musée, le directeur. Dès que j’ai compris ça, je me suis demandé ce qui se passerait si ton père était arrêté. Comme ils disent dans les films, à qui profite le crime ? Je ne vois que deux personnes : Mme Doury et toi, Elena. Ta mère était avec ton père chez leurs amis donc elle savait qu’il avait un alibi ; mais toi ? Toi, tu ne le savais pas, n’est-ce pas ?
— Non, mais ce n’est pas moi ! m’exclamai-je.
— Ne t’inquiète pas Elena, moi je te crois. Tu es bien incapable d’une chose pareille. De toute façon, même si c’était toi qui avais volé le tableau, je ne t’en voudrais pas.
— Parfait, murmura Justin.
— Mais ce n’est pas moi, répétai-je, attendrie par les bons sentiments de mon père.
— Si ce n’est toi, coupa Justin, c’est donc ton frère.
Là, plus énervée que jamais, je crus vraiment que mon ami devenait fou. Il savait bien que j’étais fille unique, alors pourquoi parlait-il de mon frère ? Pourquoi citer La Fontaine à une heure si tardive ?
- Ou ton père, reprit-il sereinement.
— Je n’ai rien à y gagner moi dans cette affaire ! s’exclama mon père pour se défendre.
— Voyons, M. Doury, et l’assurance ? C’est probablement le meilleur mobile qui soit. Mais vous ne pouvez pas être coupable du vol, vous pouvez tout au plus être complice. Je vous disais que les hypothèses sont infinies ; je vais vous en donner un dernier exemple.
Je regardais ce spectacle en me gardant bien d’intervenir. Mon père me paraissait souffrir de plus en plus de ce vol, et cela expliquait, avec l’insolence de Justin, son comportement soudain vis-à-vis de celui qui l’avait sauvé.
— Vers deux heures et quart, nous sommes allés voir ce qui avait été enregistré de dix-sept heures quarante-cinq à dix-huit heures et demie, vous vous en rappelez ?
— Bien sûr, fit mon père.
— Et bien, c’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre que je m’étais trompé sur toute la ligne. Pendant les interrogatoires, j’ai demandé aux interrogés s’ils se souvenaient les vêtements que vous cinq portiez ce soir-là. Ce n’était pas pour savoir les habits que vous portiez, mais plutôt ce que vous portiez dans vos bras. Personne ne m’a parlé d’une valise qui aurait pu contenir le tableau volé, et qui était le seul moyen de faire sortir une planche de bois de cinquante-trois centimètres sur soixante-treize.
— Planche de bois, mon tableau ! s’écria mon père. Un peu de respect, s’il te plaît. Je sais que je te dois ma disculpation, mais ce n’est pas une raison pour insulter ainsi un tel chef-d’œuvre.
— Ce n’était pas une insulte, mais veuillez m’excuser si je vous ai offensé. Bien, je disais donc que le tableau n’avait pas pu sortir à dix-huit heures. J’exclus l’hypothèse selon laquelle vous seriez tous coupables, hypothèse qui est possible, mais peu probable étant donné l’amitié qui existe entre vous. J’étais perdu dans une multitude de questions : pourquoi ne voler qu’un seul tableau, pourquoi faire exploser cette caméra, pourquoi les éviter ou encore, pourquoi ne pas laisser le musée ouvert l’après-midi ?
— Je l’ai déjà dit, dit mon père étonné de cette question. Il y avait des enfants qui …
— Je sais, coupa net Justin. Mais pourquoi interdire l’accès aux habitués ?
— Mais… tenta mon père.
— Laissez-moi continuer, ordonna Justin. Il n’y a aucune raison pour interdire l’accès aux habitués, d’autant plus que les affaires ne vont pas très fort. Vous voyez ce qui commençait à se mettre en place dans mon esprit… Maintenant, je vais vous dire ce que j’ai découvert sur l’enregistrement de dix-huit heures : je vous ai vu, M. Doury, n’apparaître que sur le premier écran.
— J’ai expliqué au lieutenant Bourdon que je suis passé derrière la salle ronde, et que c’est pour cette raison que je n’ai pas été aperçu, répondit simplement mon père.
— Oui, et vous avez aussi affirmé être resté plus longtemps que John Degrine et Hermann Erosi dans la salle des tableaux joyeux. Or, sauf si vous êtes sortis en longeant les murs pour masquer quelque chose, on aurait dû vous apercevoir avant sur les moniteurs cinq et quatre.
Mon père fronça les sourcils et recula de dégoût devant de telles accusations. Moi-même, je ne comprenais pas où Justin voulait en venir en disant à mon père qu’il était impossible que le tableau sorte à dix-huit heures sans être vu, avant de l’accuser d’avoir surmonté cette impossibilité. Et pourquoi m’avait-il accusée avant de s’attaquer à mon père ?
— Maintenant, comment faire sortir un tableau en bois devant quatre gardes ? continua Justin avec de plus en plus d’assurance. Il aurait fallu transformer le bois en papier et ç’aurait été bien plus simple. Tiens, et si vous aviez substitué le tableau à un vulgaire poster, le midi ? N’est-ce pas là une charmante hypothèse qu’il convient de développer ? En fait, quand je dis midi, il faut comprendre une heure de l’après-midi environ. Sinon, votre femme n’aurait pas compris votre retard, alors que vous auriez pu lui dire que vous partiez une heure plus tôt pour faire le ménage. Je vous ai demandé si vous aviez un agent d’entretien, et vous m’avez répondu, comme je l’espérais, que vous étiez vous-même chargé du ménage. Est-ce que je me trompe ? Est-ce que vous n’êtes pas venu vers treize heures ?
— N-non, bégaya mon père. Je suis venu faire le ménage, en effet, comme tous les mardis, jeudis et samedis.
— Alors, qu’avez vous pu faire à une heure, seul au musée ? Je vais vous le dire : vous avez volé puis déposé le tableau dans le coffre de votre voiture, dans une valise, à une consigne de la gare ou à un autre endroit. Puis vous remplacez votre chef-d’œuvre par un poster d’excellente qualité, en sachant que les enfants n’y verraient que du feu et que vos gardes ne le regarderaient pas de près, contrairement à vos habitués à qui vous interdisez ingénieusement l’entrée. Ensuite, à dix-sept heures quarante-cinq, quand vous êtes sûrs que plus personne n’ira le voir, vous ôtez le poster que vous chiffonnez, en faisant le moins de bruit possible. J’ai calculé le volume de la boule formée pour un poster d’une épaisseur de 0,8 millimètre et j’ai trouvé que son rayon était de 4,2 centimètres. Mais j’ai aussitôt pensé que vous auriez pu la diviser en deux boules plus petites, voire en quatre boules… Je vous ai dit que le voleur devait entrer au musée avant dix-huit heures quinze. Nous pourrions rajouter que le voleur devait y être après dix-sept heures quarante-cinq, heure à laquelle le tableau, ou plutôt son substitut, fut vu pour la dernière fois. Vous qui avez fait votre tour du musée seul, vous êtes la seule personne qui ait pu voler ce tableau sans l’aide d’un complice. Vous évitiez les caméras cinq et quatre, car vous possédiez sur vous une boule de papier qu’il serait dangereux de voir sur les enregistrements. Mais vous réapparaissez sur l’écran un, votre méfait accompli. Il me restait maintenant à trouver une preuve convaincante. Cette apparition sur la caméra un signifierait que vous avez jeté le poster déchiré quelque part derrière la salle ronde. Les policiers ont cherché des indices partout, mais pas dans les poubelles tout de même : ils savent très bien que des centaines de personnes peuvent personnaliser chaque poubelle avec leurs propres détritus. Si vous saviez le mal que j’ai eu à trouver cette preuve, mais je pense que ça en valait la peine…
En se dirigeant vers la poubelle située derrière la salle ronde, il continua son monologue :
— Cette hypothèse était intéressante, et elle me plaisait davantage que celle faisant intervenir une personne de l’extérieur. Je pensais que vous étiez le coupable, et je cherchais un moyen de le vérifier sans attirer l’attention de la police sur vous. J’imaginais la scène pour savoir ce qui pourrait bien vous trahir. Évidemment, je pensais que le tableau pourrait être encore dans le coffre de votre voiture, mais encore une fois, je ne pouvais pas vérifier sans envoyer mon futur beau-père en prison. Je pensais alors à cette peur de vous montrer sur la quatrième caméra, mais pas sur la première, et…
Il était maintenant arrivé devant ce qui était devenue la poubelle la plus importante de ma vie. Allais-je découvrir que mon père était un voleur ou que mon futur mari était dingue ? Il l’ouvrit, et je compris qu’il était dingue.
— Mince, dit-il, j’aurai pourtant juré…
— Ne jure pas, dit mon père qui avait gardé son calme en se dirigeant vers la poubelle, sachant qu’il ne craignait rien. Si tu veux, nous pouvons vérifier dans mon coffre que le tableau n’y est pas. Tout ceci est d’un ridicule ! Tu n’as aucune preuve de ma culpabilité, mais tu m’accuses à tort, et tu me rabaisses au rang de voleur sous les yeux de ma propre fille.
Justin cherchait toujours dans la poubelle, mais ne trouvait rien. Aucun doute, il était devenu fou. Je le rassurais en lui disant que je ne lui en voulais pas, ni pour ses accusations envers moi ni pour celles envers mon père, mais il continuait de répéter : « Pourtant, je suis sûr. »
— Tu n’hésites pas à échafauder des hypothèses farfelues, basées sur le simple fait que je n’apparaisse pas sur deux caméras, continua mon père. À quoi bon me défendre si c’est ensuite pour m’accuser ? Maintenant que tu as la certitude de ton erreur, je pense qu’il est préférable que tu retournes te coucher ; nous discuterons encore ce soir chez moi de cette affaire, à tête reposée, et je suis sûr que tu t’en voudras d’avoir avancé de telles sornettes. Je t’invite à dîner avec Elena.
— Pourtant, répéta Justin, pourtant, je suis sûr.
Il arrêta de se tapoter sur le front, et releva les yeux, quittant sa pensée.
— Tant pis, je suis obligé d’utiliser ma dernière preuve, ajouta-t-il en souriant. Heureusement que j’avais prévu que vous aviez sorti le poster déchiré ! En réalité, je pense que vous aviez mis les morceaux dans votre poche gauche, et c’est pour ça que vous ne pouviez pas vous montrer sur les moniteurs quatre et cinq, alors que vous pouviez réapparaître sur le moniteur un.
— Encore une nouvelle folie ? demanda mon père, fatigué de toutes ces accusations.
— Oh non, fit Justin. J’aimerais bien que cela en soit une, croyez-le bien, mais je suis sûr que non. J’imagine que vous avez déjà vu un cadre vide.
— Non, répondit mon père ironiquement, ça ressemble à quoi ? Ce n’est que mon métier, après tout !
— Et bien, répondit Justin, ignorant l’ironie, je sais comment c’est constitué, car j’en ai un chez moi, encadrant un tapis sur lequel est représenté un esquimau sur un traîneau tiré par des huskies. Il y a bien sûr ce que nous voyons autour du tableau, lequel est un peu plus grand que le rebord intérieur du cadre. C’est ainsi qu’il est retenu pour ne pas tomber à l’avant. Derrière, il doit y avoir une barre coupant le cadre rectangulaire en son milieu, pour éviter que le tableau ne tombe à l’arrière quand on penche le cadre en avant.
— Oui, c’est ça, fit mon père exaspéré.
— Les cadres sont faits pour des tableaux rigides, pas pour des posters. Pour faire tenir droit une feuille de papier, et faire en sorte qu’elle ne se plie pas, je pense qu’il est nécessaire de recourir à de la colle, n’est-ce pas ?
Je continuais de regarder mon père, mais je ne le vis pas pâlir : apparemment, Justin se trompait une nouvelle fois.
— Et les policiers ne l’auraient pas vu ? demanda mon père.
— Non, car ils n’ont pas soulevé le cadre, sachant qu’aucun indice ne se trouverait derrière. Ils ont probablement vérifié qu’il n’y avait aucune empreinte devant, mais pas derrière. Et même s’ils l’avaient déplacé, ils n’auraient pas cherché à le fouiller, et ne se seraient donc pas rendu compte de ce que vous aviez fait.
Cette fois, Justin se dirigea vers la salle du vol. En le suivant, je continuai d’observer mon père qui semblait autant que moi croire à la folie de notre jeune ami. Ce dernier s’arrêta devant le cadre vide.
— Après mes observations et ma dernière hypothèse, dit-il, il convient de faire une expérience et une contre-expérience pour vérifier l’authenticité de ce que j’avance.
— Et qui est le cobaye ? demanda mon père.
Justin souleva le cadre de la Colombe et le décrocha du mur. Il le tourna vers nous et nous montra alors un coin de papier blanc.
— En retirant le poster à dix-huit heures, M. Doury, je crains que vous n’ayez oublié de vérifier si vous ne l’arrachiez pas…
— Et que prouve ce vulgaire bout de papier ne représentant rien ? demanda mon père, après avoir avalé sa salive.
— Il prouve qu’un poster a remplacé le tableau. Quand voulez-vous qu’un poster pût prendre cette place, si ce n’est hier midi ? Avant de me dire qu’il y a bien longtemps, vous avez placé un poster, pensez que nous pourrons dater cette colle qui me semble bien récente.
— Pourquoi ? hurlai-je, maintenant que la culpabilité de mon père ne faisait plus aucun doute. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Pour l’argent, ma fille, répondit mon père, comprenant qu’il avait perdu. Le musée est dans une bien mauvaise passe, et j’ai en ce moment une offre tout à fait attrayante pour un superbe tableau. En me dérobant la Colombe, j’obtenais l’argent de l’assurance comme un prêt à zéro pour cent. Évidemment, je me serai restitué le tableau dans quelques semaines, quand je serais plus à l’aise sur le plan économique, et j’aurai rendu l’argent à l’assurance.
Justin ne savourait pas sa victoire, car il savait que je souffrais de cette nouvelle. Il retourna chercher son manteau dans la salle où il l’avait laissé lors de son sommeil. Mon père avait honte et s’excusa. Quant à moi, je lui pardonnai presque aussitôt, fière de mon ami. Je venais de comprendre pourquoi celui-ci m’avait accusé : il voulait que mon père me dise qu’il ne m’en voudrait pas même si j’étais coupable, pour qu’au final, c’est moi qui ne lui en veuille pas. Lorsqu’il revint, Justin avait avec lui un rouleau de papier.
— Je me doutais que le musée aurait vendu des posters de l’une de ses plus belles œuvres. J’ai trouvé cet exemplaire dans le guichet. Vous voyez ce coin blanc ? Je suis sûr que nous pourrions également identifier le « vulgaire bout de papier ne représentant rien » comme une partie de ce poster.
Il replaça derrière le cadre cette fausse Colombe :
— Quant à l’œuvre originale, dit-il avec un sourire, je suis sûr qu’elle sera réexpédiée au musée, avec d’amples excuses d’un kleptomane qui désirait juste s’amuser un peu. Bien sûr, les mots de cette lettre seront découpés d’un journal, afin d’éviter des problèmes graphologiques. Qu’en dites-vous, M. Doury ?
— Oui, je pense que tu as raison, fit mon père avec un léger sourire retrouvé. Ça ne m’étonnerait même pas que l’expéditeur demeure inconnu.
— Cela va de soi, répondit Justin.
— Je te remercie Justin, dit mon père en tendant la main. Le lieutenant a raison : j’ai de la chance que ma fille t’ait choisi.
— Merci, dit le jeune homme en serrant vigoureusement la main du directeur.
— Je peux vous avouer une chose maintenant : j’ai eu une chance inespérée avec cette ficelle. L’enquête tournait à mon désavantage, alors que je savais que rien ne pouvait m’accuser, ni me disculper. J’avais également pris soin de vérifier que mes gardes auraient un alibi. Ce vol devait rester mystérieux, et je me suis donc amusé à brouiller toutes les pistes. Il me semblait avoir tout prévu : comme il n’y avait personne au musée à partir de dix-huit heures, je savais que la police en déduirait que le voleur connaissait les sécurités et voulait le montrer. En désactivant la caméra, je pensais que le lieutenant en conclurait aussitôt que le voleur ne possédait pas le code. C’était le vrai but de cette explosion, je n’avais même pas pensé que cela pourrait servir à prévenir du vol. C’est vrai que c’était un peu tordu de ma part… Et ça a failli me perdre : selon mes idées, le lieutenant devait être persuadé que le voleur ne possédait pas le code, donc qu’il était sorti par la fenêtre. Sans cette ficelle, le policier n’aurait peut-être même pas prêté attention à cette hypothèse et aurait conclu aussitôt à la présence d’un complice extérieur possédant la clé et le code. Alors, ç’aurait été très fâcheux, surtout pour mes gardes ; moi, j’avais un alibi solide jusqu’à minuit. Heureusement que les hommes du lieutenant ont retrouvé une vieille ficelle.
— Heureusement que j’avais un bout de ficelle sur moi, en effet, rectifia Justin. C’est moi qui l’ai mise, lorsque j’ai demandé à Elena de vérifier s’il y avait du nouveau dans la salle de vidéosurveillance, juste après être sorti de la salle des interrogatoires. Je ne voulais pas que le lieutenant croie que le voleur avait un complice extérieur. Et puis, un petit indice de plus ne pouvait pas lui faire de mal, il en avait tellement peu…
— Tu as vraiment pensé à tout, dit mon père épaté.
— Je crois qu’il est l’heure d’aller se coucher maintenant, finit Justin. Qu’en penses-tu Elena ?
— Bonne idée, répondis-je en bâillant. Je tombe de sommeil.
— Alors, M. Doury, à bientôt.
— À bientôt, les enfants.
Alors que nous nous éloignions vers la sortie, mon père dit : « le dîner de ce soir tient encore, au fait. » Je m’étais retournée, et derrière mon père, je pouvais voir la Colombe apporter à Noé un rameau d’olivier, symbole de calme et paix retrouvés.