[Fiction du mois] Baron Noir
Je ne suis pas un « sérivore », un amateur de séries TV.
Je n’ai pas suivi Games of Thrones, Walking Dead, Breaking Bad ; je n’ai pas suivi non plus Buffy contre les vampires ou les séries de M6 de mon adolescence.
En fait, je peux compter le nombre de séries TV (hors feuilletons de l’été) que j’ai vues dans ma vie sur les doigts de la main.
Il y en a dont j’ai suivi plusieurs saisons, sans les voir en entier : en France, il y a eu « Une famille formidable » dans les premières saisons, puis des séries de l’époque « 1 vendredi 2 polars » (PJ, Avocats & Associés, etc.), avant de consacrer tous mes vendredis soir à l’harmonie dès 2001… Il y a aussi eu des séries internationales que j’ai un peu suivies, notamment des séries TV médicales (Urgences, Grey’s Anatomy ; Good Doctor – en cours), un soap « geek » (The Big Bang Theory), quelques saisons de The Office, la saison 1 de The Tick. J’ai tendance à me lasser assez vite en fait…
Et puis il y a les séries dont j’ai vu tous les épisodes… En creusant dans tout ce dont je me souviens, je dirais qu’il y a… Mr. Bean (^^), Columbo, Lost : les disparus (la première série TV que j’ai vraiment suivie donc), Scrubs, Dr. House, Loïs & Clarke : les nouvelles aventures de Superman…
… et depuis hier s’ajoute à cette liste Baron Noir, dont j’ai avalé les 24 épisodes entre le 15 octobre et le 20 novembre (ce qui est, vous l’aurez compris avec mon introduction, un record pour moi).
Et donc la question pourrait se poser : pourquoi un non-sérivore comme moi a regardé une vingtaine d’heures (24 épisodes de 45-50 minutes) en un petit mois ?
Tout simplement parce que cette série TV française est passionnante. Oui, passionnante ! Elle arrive à nous captiver en parlant de la municipalité de Dunkerque ou des élections régionales dans les Hauts-de-France… Quel tour de force !
Comme souvent dans ces cas là, il faut d’abord féliciter le travail remarquable d’écriture d’Eric Benzekri (et ses collaborateurs). J’y vois 3 grandes qualités.
La première grande qualité, c’est que la fiction arrive à merveille à combiner fiction et réalité, en utilisant des évènements passés, présents… et anticipant parfois le futur. Certains personnages s’inspirent clairement de personnalités politiques : certains ont associé Philippe Rickwaert à Julien Dray, « Baron Noir de l’agitation sociale » (qui a dit que oui, puis que non), Michel Vidal rappelle Jean-Luc Mélenchon, Chalon cherche à dédiaboliser le FN comme son homologue dans la vraie vie, etc. (J’ai promis de ne pas spoiler, alors je vais m’y tenir, mais d’autres rapprochements sont évidents !). Les discours sont également très réalistes, très bien écrits. En creusant un peu, on apprend que le scénariste principal, Eric Benzekri, a intégré l’Institut d’études politiques de Strasbourg, a travaillé auprès de Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray pour « la Gauche Socialiste » et a donc fait de la politique autour du PS entre 1995 et 2005. On écrit bien dans ce qu’on connait bien…
La deuxième grande qualité, c’est le rythme de la série. C’est quelque chose d’assez étonnant et difficile à décrire. La série alterne des moments un peu plus lents (illustrés pour moi par des passages en voiture avec Kad Merad, alternant Dunkerque et Paris) avec de la réflexion et des tactiques à long terme… et dans un même temps, des moments plus vifs, qui peuvent faire l’objet de débats animés ou plus souvent de cliffhangers marquants. La vertu de la patience d’un côté, et l’immédiateté des réseaux sociaux de l’autre ; c’est d’ailleurs une des thématiques de la saison 3, mais présente dès le premier épisode où la conclusion de Laugier (Niels Arelstrup) sur la personnalité de Philippe Rickwaert (Kad Merad) ne nous donne qu’une envie : lancer l’épisode 2… Une autre façon de voir ça serait une grande partie d’échecs – j’y reviendrai après -, où il y a une alternance de réflexion et de coups joués, de prises de pions, de sacrifices intéressés, etc.
La troisième qualité c’est justement le sens du sacrifice. Il me semble avoir lu un texte d’Orson Scott Card qui dit grosso modo « tout pouvoir a un coût ». C’est assez fréquent d’ailleurs dans les cas de superhéros qui n’ont pas de vie privée, qui doivent vivre dans l’ombre, qui perdent leurs proches, etc. Il y a cette idée ici aussi dans cette série, qui s’ouvre là-dessus dès le 1er épisode : chaque personnage qui tente « d’évoluer » en paie souvent le prix, en termes d’amitiés, de famille biologique ou politique, de judiciaire…
Ce sont à mon sens ces grandes qualités d’écriture qui en font une série un peu hors norme, qui parvient à rendre intéressante des élections régionales fictives… Parce qu’il y a aussi cet enjeu plus large, cette vision à long terme de Philippe Rickwaert (Kad Merad) qui semble toujours savoir avec 2-3 coups d’avance où il va, là où ses adversaires jouent avec 1 coup de retard ou 1 coup d’avance selon leur niveau. Et c’est peut-être là ce qui distingue le plus la fiction de la réalité : Philippe Rickwaert est une sorte de Kasparov de la politique, là où ceux qui veulent unir la gauche actuellement semblent en bas du tableau aux concours départementaux d’échecs :-/
La crise sanitaire actuelle de la COVID-19 nous a également montré que la « fine tactique élyséenne » montrée dans la série semble loin de la réalité…
L’écriture et le rythme sont mis en valeur par la réalisation de Ziad Doueiri (ancien assistant caméra de Quentin Tarantino dans les années 90, réalisateur de L’Insulte nommé aux Oscars en 2008), Antoine Chevrollier et Thomas Bourguignon (également producteur de la série). On peut aussi saluer ici la bande originale des frères Evgueni et Sacha Galperine (collaborant régulièrement avec Eric Lartigau), dont les quelques thèmes et ambiances reviennent avec fluidité au fil des 3 saisons.
Enfin, last but not least, ce qui m’a attiré à cette série (politique française sur la municipalité de Dunkerque et l’Elysée, rappelons-le) a été le visage de Kad Merad. Il a une présence incroyable dans cette série, au fil des 3 saisons, loin de son image « déconnante » habituelle.
Kad Merad EST le « Baron Noir ». A tel point qu’il m’est impossible d’imaginer un autre à sa place, capable de rendre attachant ce personnage de fin tacticien destructeur, vivant tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière.
Le Baron Noir est bien entouré par un casting talentueux, et quelques guests star des plateaux TV pour les interviews, ajoutant au réalisme. Parmi les autres acteurs, citons en particulier Anna Mouglalis, François Morel ou Rachida Brakni notamment, qui incarnent avec justesse des personnages assez complexes, avec une évolution particulièrement bien écrite.
S’il faut critiquer quelque chose, certains personnages peuvent nous laisser sur notre faim, après avoir connu « leurs » moments, tandis que d’autres peuvent apparaître le temps d’une scène alors qu’il n’en était jamais question (sans spoiler, je pense ici à la famille de Philippe Rickwaert). Mais finalement, c’est aussi comme dans la vraie vie…
A l’heure d’écriture de ces lignes, la saison 4 n’aura pas lieu pour 2022 et les 3 saisons forment bien une sorte de « trilogie » (le scénariste ne ferme pas complètement la porte dans son interview toutefois).
Au total, loin de copier la réalité, ce « thriller politique » la fait résonner d’une nouvelle façon. C’est une série passionnante malgré un sujet qui aurait pu rebuter, menée par des acteurs incroyablement justes, au service d’une écriture rythmée et intelligente, par un passionné de politique qui maîtrise son sujet. Bref, je crois que je vous la conseille 😀