[En cours] Rien que pour vos masques (partie 1)
Première partie écrite et publiée le 19 septembre 2020 lors d’un voyage en train…
Ace Burton fut réveillé par une série de coups de poings dans la porte de sa cabine.
Sa première pensée était de se demander s’il avait payé le loyer, puisqu’il lui arrivait mensuellement de l’oublier, quand il était sur Terre. Mais ici, tout était compris : il avait eu l’incroyable chance de gagner ce voyage de trois ans dans l’espace à bord du Francia, l’un des plus luxueux vaisseau de croisière jamais construit.
- Monsieur Burton ? demanda une voix féminine derrière la porte.
- J’arrive.
C’était peut-être la lingère qui venait lui exprimer son mécontentement au milieu de la nuit, après qu’il lui ait donné une nouvelle paire de chaussettes à repriser la veille. Il n’y pouvait rien si l’ongle de son gros orteil était tranchant. Il ouvrit la porte, et découvrit une femme en costume. Ce n’était pas celle qu’il croyait, mais Jenny, le second du vaisseau.
- Monsieur Burton ? répéta cette dernière.
- Moi-même. C’est pour quoi ?
La fatigue l’empêchait d’ouvrir trop la bouche, si bien que les premiers sons qui sortirent ressemblaient autant à des borborygmes qu’à des mots.
- Le commandant de bord veut vous voir.
- A cette heure-ci ?
- C’est urgent.
Urgent ? Allons bon ! Ace Burton n’était qu’un simple voyageur parmi 30 000 autres. Sur Terre, il aurait pu comprendre qu’on fasse à ses services : sa réputation de détective privé avait largement dépassé les frontières de son appartement pour atteindre la moitié du 3ème étage de son immeuble. Son nom circulait également dans le cercle très fermé des septuagénaires à chat disparu, ainsi qu’à l’Amicale des Maris Jaloux. Il était donc une personne importante sur Terre, selon ce qu’il nommait son sixième sens ; mais ici, à bord du Francia, il s’était arrangé pour rester incognito. Il n’était pas question d’être importuné pendant ses premières vraies vacances depuis plusieurs décennies !
- Monsieur Burton ? demanda pour la seconde fois le commandant en second.
- Hmmm ?
- Pardon, comme vous ne bougiez plus, et que vous aviez les yeux fermés, je croyais que vous vous étiez rendormi.
- Je réfléchissais à ce qu’il convenait de faire.
- Vous pourriez par exemple enfiler une tenue plus adéquate et me suivre ?
- Bonne idée, je fais le faire dans cet ordre-là.
Il referma la porte… puis la rouvrit vingt secondes plus tard, vêtu d’un vieil imperméable, d’un chapeau galure et de lunettes de soleil. Il avait oublié ses lunettes de sommeil sur le front. Jenny le soupçonna également d’avoir laissé son pyjama pilou pilou sous l’imper’ ; elle était au moins certaine qu’il avait gardé les charentaises.
- Allons-y, lança Ace. Assez niaisé.
Il sortit dans le couloir.
- C’est dans l’autre sens, répliqua la femme.
- Comment ça ? Il ne nous attend pas dans sa cabine ?
- Non. Il est au bar.
Lorsqu’ils y arrivèrent, ils trouvèrent deux personnes assises au comptoir : un vieil homme courbé qui avait posé son dentier sur le zinc et contemplait le fond de son verre ; à l’autre extrémité était assis le commandant, tenant dans la main un cocktail qui semblait aussi triste que lui. Sa cravate était desserrée, ses manches remontées, les cheveux hirsutes : il donnait l’impression d’avoir tenté de chevaucher un tigre tout l’après-midi.
- Robinson, prépare-moi un jambon-fromage.
- Ca roule, chef, répondit le serveur.
- Ah, vous voilà ! Môôsieur le détective ! Nous sommes sauvés, alors, si on en croit madame le second !
- Qui vous a parlé de ma profession ? demanda Ace.
Le barman s’arrêta dans la confection du sandwich. Jenny se balança d’avant en arrière, les mains derrière le dos. Le commandant posa son verre sur le comptoir, à côté du parasol en papier dont il avait nerveusement arraché les baleines.
- Bah, vous ! répondit-il simplement.
- Tous les jours depuis 18 mois, enchaîna Robinson.
Ace essaya de se donner une contenance. Il était possible qu’il ait fini deux ou trois soirées au comptoir du bar depuis le départ, mais il ne fallait pas exagérer.
- Midi et soir, parfois, ajouta le vieil homme à l’autre extrémité du comptoir, en remettant son dentier. D’ailleurs, je préfère m’en aller avant d’entendre toutes ces foutaises une fois de plus.
Il se leva et quitta le bar, en maugréant à propos des enquêtes, des hommes jaloux et des chats de vieilles dames.
- Bien, installez-vous, reprit Jenny. Est-ce que vous avez entendu parler de l’épidémie de l’aile est qui a débuté il y a 2 mois ?
- Bien sûr, tout le monde ne parle que de ça, à bord. Par contre, je croyais que c’était à l’aile sud.
- Pour tout vous dire, aujourd’hui il y a des cas dans toutes les ailes.
- Ah. Bon, rien de méchant, c’est juste une grosse épidémie de varicelle…
Le commandant de bord et son second se regardèrent brièvement. Le silence était lourd de sens.
- Je vous mets aussi des tomates ?
Le commandant se retourna vers le barman.
- Je crois que tu as en toi cette capacité à réinventer un sandwich unique, Robinson.
- Ça roule, chef.
Le silence tenta de se refaire une place, mais comme un lit dans lequel on rentre pour la deuxième fois, ce n’était plus exactement le même confort.
- Ça n’est… ça n’est pas vraiment une épidémie de varicelle, dit Jenny.
- Comment ça ? Une épidémie de boutons qui se transforment en croûtes, je ne suis pas médecin mais croyez-moi, je sais que…
- Cette épidémie touche aussi les personnes qui sont immunisées contre la varicelle, l’interrompit le commandant de bord.
- Et il y a 2-3 autres détails. Vous savez que notre clientèle est composée à 30 % de médecins retraités, ça nous a bien aidé. Plusieurs d’entre eux ont remarqué des anomalies pour une varicelle…
- Ah ?
Ace Burton ne voyait toujours pas ce qu’il venait faire dans cette histoire de virus, mais il sentait émerger la délicieuse odeur du mystère.
- Oui, poursuivit le second. Ils s’ennuient un peu, voyez-vous, alors ils sont allés consulter de vieux livres médicaux des années 70-80, en salle d’attente du service journalistique.
- Salade ?
- Oui.
- Ca roule, chef.
- Ils ont donc découvert que la fièvre survient un peu avant les boutons, les mains et les pieds sont touchés, et les pustules – comme ils les appellent – sont plus dures.
- Incroyable !
- N’est-ce pas ! s’enthousiasma Jenny. Ils parlent aussi d’une seule poussée, là où il y en a plusieurs dans la varicelle…
- En gros, ils pensent à la variole, trancha le commandant, légèrement excédé par la démonstration et désinhibé par le quatrième cocktail qu’il venait de terminer.
- La variole ! s’étonna le détective. Mais enfin, c’est une maladie éradiquée depuis le siècle dernier !
- Oui, et c’est justement là où vous intervenez !
(Suite à venir…)
Image par Sven Bachström de Pixabay