Le Centre Hospitalier Régional Universitaire (CHRU) est une jungle administrative. Physiquement, il répond au deuxième principe de thermodynamique : « toute transformation d’un système thermodynamique s’effectue avec augmentation de l’entropie globale… »
L’entropie, c’est ce qui fait que même si vous vous couchez avec les cheveux laqués et gominés, votre tignasse ressemblera quand même à un nid de poule le lendemain. C’est ce qui fait aussi que les patients se perdent dans les couloirs de consultations, que leurs dossiers se retrouvent avec un mauvais étiquetage dans le bureau des archives de l’année passée ou du siècle précédent, ou encore que la clé du coffre où est rangé l’indispensable appareil photo se trouve dans la poche de blouse de l’interne de garde qui est reparti avec le tout. Bref, le CHRU obéit à l’entropie, qui évolue inéluctablement vers le désordre le plus total.
Evidemment, la critique est facile et il est bien plus difficile de gérer 2000 professionnels médicaux et 9000 non médicaux dans 10 établissements de soins, répartis sur 170 hectares, afin d’accueillir sans accroc 800 000 consultations et 80 000 séjours hospitaliers… Je le sais, parce que j’ai été pendant trois ans un employé de maintenance du CHRU. Le limiteur d’entropie. La rustine. L’externe.
Officiellement, les externes doivent apprendre des gestes, faire des examens cliniques, essayer de comprendre la démarche diagnostique et thérapeutique, afin d’être opérationnels aux urgences ou en garde dès le début de leur internat. J’ai rencontré des gens de différents horizons (neurologie, pneumologie, psychiatrie, pédiatrie, gynécologie, pharmacologie, médecine générale, néphrologie, dermatologie ex-anesthésiste…) qui ont voulu et su m’apporter quelque chose. J’ai vraiment apprécié travailler en stage ou en garde avec ceux qui font aussi le sale travail, qui rangent leurs affaires, qui acceptent de passer du temps à nous transmettre des choses, qui nous épaulent pour tenter nos premiers entretiens psychiatriques, les ponctions lombaires ou les échographies, qui compatissent quand on sort tard et qui savent prononcer ces savoureux et si rares mots : « tu peux y aller »…
Mais à côté de tout ça, il y a surtout le travail officieux de l’externe. Celui qui ne figure sur aucune évaluation (trie super bien par ordre alphabétique, harcèlement téléphonique acquis, récupération de documents ancestraux en cours d’acquisition…), et qui est tellement secret qu’on utilise des termes à la James Bond / Ethan Hunt / Jason Bourne pour en parler. D’ailleurs, au CHRU, l’externe – cet espion hospitalier – est parfois connu sous des identités mystérieuses, telles que « tiengétoussaharanger » (salut tiengétoussaharanger, on a plein d’entrées ce matin), ou « takademanderalexterneil » (il faudrait faire ré-interpréter les vingt-trois derniers scanners thoraciques réalisés depuis 1992 par les radiologues spécialisés qui travaillent dans le vieil hôpital qui se dessine à l’horizon sous la brume glaçante de ce matin de janvier. Takademanderalexterneil va y aller), ou encore « jaieuuuuuuhjaiunemissionpourtoi »…
En fait, la « Missssssion », ça n’a rien d’excitant, et les âmes sensibles des jeunes externes en DCEM2 sont souvent vite déçues… Déjà, le seul gadget qu’on peut récupérer via des laboratoires pharmaceutiques, c’est un lecteur de glycémies capillaires : aussi indispensable à l’externe qu’une paire de ciseaux Maped l’est à un boucher-charcutier.
Normalement, « mission », c’est un mot qui promet de prendre un jet privé dans les bras d’une James Bond Girl pour aller en Amérique Latine empêcher un méchant de détruire le monde. Au CHRU, votre mission (que vous acceptez, point barre) ne vous amènera qu’à brancarder une dame de 90 ans jusqu’en radiologie quatre étages plus bas pour réaliser un ASP (une radiographie de l’abdomen sans préparation) en se fichant de sa non-indication, et du fait que personne dans le service ne saura l’interpréter mieux qu’avec un stoïque « hummmmm… Oui… oui… Là, il y a du caca ! »
Au CHRU, « j’ai une mission pour toi », ça veut juste dire qu’il y a un cheveu dans la soupe servie au critique gastronomique, et que c’est à vous, externe, de faire en sorte qu’on ait quand même une étoile Michelin pour le restaurant (et si possible que le cheveu regagne le crâne de son propriétaire si vous trouvez le temps de faire des recherches). Ça implique de récupérer ou obtenir quelque chose (date de rendez-vous, compte-rendu de l’opération programmée dans 3 jours avec le résultat de l’anatomo-pathologie) « avant le tour de demain matin » même si c’est du ressort de l’infirmière programmatrice selon l’interne, de celui de la secrétaire du 5ème étage (vu que celle du 4ème est de repos le mercredi) selon l’infirmière, de celui de l’interne selon la secrétaire (qui voudrait par ailleurs signaler avec un fort mécontentement que l’interne X a du courrier à venir chercher depuis déjà deux semaines – et bien que vous ne l’avez vu qu’une fois dans votre vie, en allant déposer des bios dans son aile, c’est désormais devenu une petite note en haut à droite de votre fiche de planning « X, secrétariat, urgence »)…
Le tas de biologies à ranger, appartenant à des patients venus trois mois avant vous dans le service : MISSION !
Négocier en urgence un scanner abdomino-pelvien pour un patient que vous n’avez pas pu voir à la visite, parce que l’interne faisait le tour pendant que vous vous tapiez son administrative shit toute la matinée : MISSION (raison ? dernière créatininémie ? MISSION, MISSION !)
Prendre un rendez-vous pour Pierre Martin en avril avec le médecin qui le suit, sans plus de précision sur le motif de consultation ou la date de naissance pouvant identifier l’un des 57199 homonymes ? MISSION !
Prendre un rendez-vous urgent (3 jours maximum) chez un cardiologue de ville pour une patiente sortie depuis un mois, que vous n’avez jamais vue, et si possible proche de chez elle car elle n’a pas de voiture : MISSION DERMATOLOGIQUE !
Pourquoi au CHRU particulièrement ? J’ai une théorie globale encore à l’état de projet : les externes qui ont fui le CHRU pour des hôpitaux de périphérie plus tranquilles et sympathiques, bien classés aux ECN (épreuves classantes nationales, qui permettent de choisir la spécialité en fonction du classement, et qui sont particulièrement injustes entre les externes du CHRU qui entrent en révision le 15 avril et ceux qui n’ont pas mis les pieds en stage depuis la fin février ou aux environs de Noël dans les cas extrêmes), ont pour la plupart préféré une spécialité autre que la médecine générale, souvent vue comme moins prestigieuse. Ils arrivent donc internes de spécialité médicale au CHRU, où ils font preuve d’une certaine incompétence dans le domaine purement administratif du CHRU, et refilent donc tout à leur externe qui, dégoûté des hôpitaux et/ou mal classé à force de finir à 19h30, finira par s’orienter en médecine générale. Attention à ne pas lire des réciproques dans ce texte, elles seraient toutes fausses (il y a des internes de spécialité qui se débrouillent très bien, des gens bien classés qui sont restés trois ans dans les services très prenants du CHRU, etc.)
Entendons-nous bien : je n’ai rien contre faire un peu d’administratif si ça fait avancer le schmilblick. Ainsi, en garde d’obstétrique, aller chercher des dossiers aux archives pour chaque patiente ne me dérangeait pas, car l’équipe n’est pas la dernière pour vous laisser faire des prises de sang, des examens, des échographies… Même a la rigueur renégocier une IRM pour un patient qui ne l’a pas eue à cause d’un problème de brancardage, j’accepte (errare humanum est).
Mais la plupart du temps, la mission qu’on vous propose consiste à prendre des rendez-vous impossibles pour des inconnus (ce qui implique de relire les courriers, recopier les antécédents et traitements sur le bon, aller le faxer, puis à la demande de l’interne appeler le service pour savoir si le fax est arrivé et si une date a été attribuée, puis à la re-demande de l’interne poursuivre le harcèlement téléphonique pour avoir une date plus rapidement – et vérifier que le bon ne se soit pas perdu, au cas où ils oublieraient, à cause de tous ces externes qui appellent…), et tout ça pour pouvoir avoir le privilège d’enchaîner avec une autre mission aussi enrichissante, comme faire les demandes d’examen d’une consultation à laquelle vous n’avez pas assisté, ou aller faire un ECG pour l’interne de l’aile d’en face parce que son externe est de repos de garde et que perdre cinq minutes à une tâche si dégradante ne vaut pas autant que cinq minutes à vous chercher pour vous la refiler (tiens au fait, la secrétaire veut te voir pour du courrier vieux de deux semaines).
Le CHRU, c’est une jungle où tout se perd, où rien ne se crée sans un bon vieux fax, et où tout se transforme en suivant les principes de chaos introduits par l’entropie. Et l’externe, dans tout ça, sa vraie grande mission secrète, que beaucoup ignorent – de l’interne au chef en passant par la secrétaire – c’est de tenter de mettre de l’ordre dans ce CHRU. Et ce n’est pas facile.
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