COUDRE ET EN DECOUDRE
Une tragédie classique en cinq actes.
ACTE I – Exposition
Les urgences du côté de la chirurgie, de la traumatologie et de la « bobologie », j’en ai déjà parlé ici et là.
L’externe, dont c’est la première garde, doit aller diagnostiquer les entorses de cheville de mademoiselle c’est-quand-je-suis-retombé-sur-ma-coéquipière-après-un-jump-au-basket, les fractures de radius de madame je-suis-tombé-de-ma-table-de-nuit-en-bordant-le-lit-superposé-de-mon-fils, les luxations d’épaule de monsieur je-viens-juste-de-me-remettre-au-roller. Le plus grand intérêt dans ces examens cliniques est de constater à quel point les gens ont une vie dangereuse ou, tout au moins, des accidents particulièrement (et malheureusement) stupides qui mériteraient qu’on leur décerne un prix « EPIC FAIL OF THE DAY ».
Au CHU, l’externe doit également aller examiner madame j’ai-mal-au-ventre, monsieur je-crois-que-j’ai-peut-être-avalé-un-morceau-d’assiette-en-mangeant-mon-gâteau-à-22h-et-là-à-1h-du-matin-j’angoisse, ou monsieur j’ai-dérapé-avec-ma-moto-sur-200-mètres-à-80-km/h qui est dans une coquille rigide avec minerve, qui empêche de faire convenablement l’examen clinique et les radiographies qui permettront de retirer ladite coquille rigide avec minerve (oui, c’est vicieux comme cercle).
Après un examen parfois sommaire (je sais que je dois manipuler le genou pour examiner les ligaments croisés, les ligaments latéraux et les ménisques, mais là il a juste très mal quand je le touche donc si on pouvait remettre ça dans 10 jours…), l’externe envoie les patients en radiologie. Ensuite, il part à la recherche de l’interne ou du chef pour leur présenter « le genou et sa radiographie » (ne peut être vendu séparément du patient qui va avec), afin de peut-être pouvoir libérer son patient… Le néon clignote et s’éteint sur la dernière image de l’externe tentant désespérément de montrer son dossier à un supérieur, dans un ballet où il n’a pas sa place.
ENTRACTE
Rapidement, les couloirs se remplissent de brancards sur lesquels attendent tranquillement ou en gémissant des patients, qui n’ont « vu personne » ou qui ont déjà été examinés et sont en attente. Sorties, entrées, transferts : l’externe va répéter les mêmes mouvements pendant une vingtaine d’heures, pour une vingtaine d’euros et une signature salvatrice, sans aucune fenêtre pour lui donner accès à la lumière du jour, dans une scène à l’ambiance oppressante que personne n’a envie de jouer…
Les couloirs
Virent au noir
De brancards :
Plus d’espoir.
— Complainte de l’externe.
ACTE II – L’élément perturbateur
Au milieu de l’après-midi, l’infirmière d’accueil vient déposer un autre dossier en attente, à côté de ceux qui annoncent des muscles enflammés, des os cassés, des articulations luxées, des ligaments déchirés…
Nonchalamment, fier de sa prise en charge précédente et ignorant tout du motif de consultation que la Main du Destin (Isabelle Udesthun, infirmière d’accueil) vient de placer sur son chemin, l’externe retourne le dossier de la patiente suivante.
Plaie.
Un seul mot, trois voyelles, deux consonnes. Et un troisième répond : « eh je ne suis qu’un jeune externe, je ne sais pas faire ça ! ». En effet, l’externe n’a jamais suturé — à part deux-trois points au bloc opératoire en début de semaine, sur un patient déjà endormi par l’anesthésiste, dans un laps de temps qui avait permis au chef de faire les huit autres points, de débarrasser la table, de boire un café et de gagner une partie de Monopoly (il s’en était même fallu de peu pour que le point de suture ne soit retiré avant d’être fini).
Ce dossier de madame plaie-de-jambe-par-choc-direct-contre-le-pose-pied-d’un-fauteuil-roulant apparaît alors comme une impossibilité à l’externe, qui en fait fi. Toujours aussi nonchalamment, il repose donc le dossier et en soulève un deuxième en espérant tomber sur le dossier de mademoiselle je-me-suis-tordu-le-pied-en-descendant-de-cheval, pour pouvoir rechercher les critères cliniques d’Ottawa sur ce traumatisme en varus équin (et équestre), qui permettront de décider d’une éventuelle radiographie, et d’appliquer le très pratique et simple protocole RICE : Repos, Ice (10 minutes 4 fois par jour pendant 3 jours), Contention par attelle amovible Aircast à réévaluer dans 10 jours avant une kinésithérapie de renforcement des fibulaires et de travail sur la proprioception, Élévation de jambe. Un protocole avec des mots-clés qui ont une vraie signification pratique : pour un externe, c’est un peu comme si vous parliez de croisement de drosophile à votre professeur de Sciences de la Vie et de la Terre de lycée.
Malheureusement, le deuxième dossier que l’externe vient de prendre en main ne parle pas de cheval, il parle de raie manta. C’est en effet monsieur fileteur-qui-s’est-mis-un-coup-de-cutter-dans-le-coude-en-voulant-vider-la-raie qui est actuellement en attente d’une prise en charge de sa… sa… trois voyelles, deux consonnes, vous voyez ?
Aux sueurs de l’externe s’ajoutent des palpitations et des tremblements de jambes… Entre les « plic ploc » des gouttes qui tombent, le « boum ta » du cœur qui tamponne et les « takatakata » des genoux qui s’entrechoquent, l’externe espère encore secrètement faire un malaise vagal qui le transfèrera aux urgences médicales, directement dans un lit — ou idéalement, il espère être recruté par un chef de batterie-fanfare, quitter la médecine et se concentrer sur les plic ploc boum ta takatakata.
« Nom d’un patient qui sent le cochon grillé après être passé sous un bistouri électrique », se dit l’externe en retournant un troisième dossier, celui de madame plaie-du-cuir-chevelu-par-tiroir-métallique-mal-refermé qui manque de lui faire faire un arrêt cardiaque. Avant qu’il n’ait le temps de reposer cette troisième histoire de plaie, l’externe se fait surprendre par l’interne, lui précisant « ah le cuir chevelu ça saigne toujours la rage, tu vas t’amuser… »
On n’échappe pas à la main d’Udesthun.
ENTRACTE
Seul, l’externe traîne lamentablement les pieds jusqu’aux sièges installés au milieu du couloir pour trouver la patiente. Il se fait interpeller par des gens qui lui demandent si ça sera encore long. Inconnus réunis par leur mutilation, ces patients impatients ont décidé de se liguer contre la lenteur de l’hôpital public, dont l’externe est l’ultime représentant à leurs yeux (alors qu’il doit payer sa place de parking pour venir travailler). Comment expliquer à cette Ligue Anti-Lenteur que sa première suture risque d’être un moment de fol héroïsme demandant une bonne heure pour trois petits points ?
ACTE III – Une solution est toujours possible.
Peut-être qu’il n’y aura qu’un point de suture tout compte fait. Pas besoin de faire d’anesthésie dans ces cas-là (à quoi bon faire deux piqûres douloureuses avec injection de la xylocaïne, alias « le produit qui brûle », pour éviter de faire deux piqûres douloureuses ?).
Peut-être même qu’on pourra mettre un strip ou de la colle biologique.
Peut-être que devant le bousin, l’externe se souviendra de cours qu’il a eu et qu’il a oublié… Tiens, mais non. En quatrième année, on pourrait s’attendre à ce qu’il ait eu des travaux pratiques sur des mannequins en mousse… Que nenni. Il a eu la découverte des explorations fonctionnelles de la vision avec le champ visuel automatisé, de l’électrophysiologie, des séances d’anatomopathologie et de biochimie. Super de savoir distiller et de savoir reconnaître des glandes sébacées sur une lame en verre au microscope, mais là pour la suture concrètement, c’est quand même un luxe inutile. La suture, on apprend « sur le tas » ; un peu comme ceux qui ont passé leur permis à l’armée (ça c’est l’accélérateur, là le frein, le volant, tiens tu peux conduire cette jeep de camouflage).
Ou si ça se trouve, peut-être que l’interne va rire aux éclats, que les chefs vont sortir des box en jetant des confettis, que les patients vont se lever de leur brancard et que tout le monde va hurler « SURPRISE ! »
Pour l’instant, aucun cotillon en vue tandis que l’externe pousse le brancard de la sympathique madame plaie-du-cuir-chevelu-par-tiroir-métallique-mal-refermé. Au moment d’ouvrir la porte de la salle de suture, sous les yeux mauvais de la Ligue Anti-Lenteur, l’externe jette un dernier coup d’oeil en arrière dans les couloirs (certains jureront plus tard l’avoir entendu dire « pour la surprise, c’est tout de suite ou jamais, les gars », mais cette citation reste à prouver).
En ouvrant la porte, il voit sa co-externe de la journée ! Son compagnon de galère pour ces vingt-quatre heures de garde ! Celle qu’il cherchait dix minutes plus tôt pour l’implorer de venir l’aider en cas de suture. Celle qui a deux ans d’expérience en plus et qui va bien vouloir lui accorder quelques minutes pour expliquer quel matériel est nécessaire, où le trouver, comment l’utiliser (comment enlever le capuchon de la xylocaïne en une seule fois), comment s’y prendre pour donner un semblant d’asepsie aux gestes, et enfin les différentes techniques et astuces pour obtenir une cicatrice belle ou au moins acceptable. Ça tombe bien, elle a une suture à commencer, elle va pouvoir lui montrer les rudiments, et l’externe pourra ensuite s’occuper de sa patiente, madame bla-bla-bla-satané-tiroir-métallique.
L’externe ferme donc la porte, laissant sa patiente à l’extérieur, sous les cris indignés de la Ligue Anti-Lenteur.
ENTRACTE
L’externe tient ses premières expériences de suture d’une autre externe, qui elle-même doit le tenir d’un autre externe, le tenant de proche en proche du Dernier Ancêtre Externe (DAE), celui qui a inventé le geste de la suture (probablement au temps des Sept Plaies de l’Egypte).
Si ça se trouve, une erreur s’est introduite dans cette longue lignée et s’est reproduite à l’infini jusqu’à l’externe. Peut-être qu’il fait n’importe quoi et que ses cicatrices seront d’une mocheté incomparable. Comment le savoir, puisqu’il n’y a aucun suivi des patients, et que les stages en médecine de ville dans sa région sont aussi ouverts qu’une huître ?
ACTE IV – Nouement de la (tragédie de la) suture.
L’externe sort de la salle de suture après sa collègue et le patient, ravi de repartir avec trois jolis fils bleus sur le coude (ou ravi de repartir tout court).
L’externe est venu, il a vu, il compris. Certain d’avoir à peu près tout saisi sur la suture, il pousse le brancard de sa patiente à l’intérieur de la salle, avec l’allégresse d’un papillon profitant de ce dimanche printanier pour virevolter au gré des odeurs de pollen. La Ligue Anti-Lenteur lâche quelques grognements qui lui coupent les ailes.
Et l’externe n’a pas fini de déchanter : madame plaie-du-cuir-chevelu-par-tiroir-métallique-mal-refermé présente, comme son nom l’indique, une plaie en plein milieu d’une zone anatomique hautement pourvue en cheveux. L’installation semble déjà plus compliquée, et comme il n’est pas acceptable de mettre une patiente de plus de 80 ans sur le ventre, le nez dans le brancard, l’externe essaie de trouver de quelle manière il pourrait accéder à la plaie sans avoir à se courber le dos façon Quasimodo.
Une fois la patiente installée, le brancard à la bonne hauteur et la table à disposition, la victime (ici l’externe – comme quoi, les apparences sont souvent trompeuses) part à la quête du matériel. Tout en ouvrant et refermant les tiroirs à la volée tel un héroïnomane en manque, l’externe pose des questions sur les vaccinations, les antécédents, les traitements, et explique un peu ce qu’il va faire.
— Je vais d’abord vous anesthésier avec une petite piqûre (ah oui, l’aiguille, zut c’est quelle couleur déjà ? une sous-cut, comme pour les IDR à la tuberculine, elle m’a dit… super, ça m’avance. J’avais quatre ans la dernière fois qu’on m’en a fait une. Bon, celle-là elle a l’air fine. Pas trop j’espère…), et ensuite je vais injecter un petit produit qui brûle : la euh (improvise, dis quelque chose, si tu dis « euh » elle va savoir que tu n’y connais rien) la xylolidonovocaïne (merde, qu’est-ce que je raconte, j’suis en roue libre là). Voilà, la lidocaïne adrénalinée. (Adrénalinée ? Bon, allez on va tester ça, c’est un liquide transparent comme l’autre externe a utilisé avant moi).
— Mais vous êtes pas obligé de m’endormir hein !
— (C’est vrai ? Oh merci, une galère en moins) Si si, il y a 4-5 points là, je vais vous endormir ça sera mieux (merde, pourquoi j’ai dit ça moi ? Et ils sont où, les sets à suture ? Et les seringues ?)
— Comme vous voulez, vous êtes bien gentil, faut pas vous donner tant de mal.
— Bof, c’est normal (j’veux rentrer chez moi). Ah voilà, j’ai trouvé le set à suture et le champ troué, on va pouvoir commencer. Ah non, il manque les gants stériles. (Et le trèfle à quatre feuilles.)
L’externe prépare sa salle en restant le plus stérile possible (aucun rapport avec les rapports). Après avoir mis les gants en ne touchant que l’envers, mis un champ stérile sur la table, s’être rendu compte qu’il avait oublié d’enlever le blister de la seringue, déstérilisé les gants, mis tout le matériel sur la table, avoir enlevé le capuchon bleu de la lidocaïne en laissant la moitié du métal cassé (un peu comme le petit rond qui reste accroché quand vous ouvrez pour la première fois le bouchon d’une bouteille en plastique, sauf que là c’est du métal), s’être retourné un ongle en tentant de forcer le capuchon, avoir fini par utiliser la pointe de son stylo bic comme un pilon sous le regard de plus en plus inquiet de la patiente (« vous n’êtes pas obligé de m’anesthésier », insiste-t-elle ; « mais si, mais si, coûte que coûte, je vais vous anesthésier ! »), s’être dit que finalement c’est mieux de mettre les gants tout à la fin, remis d’autres gants, s’être rendu compte qu’il n’y avait pas de fil à suture dans les sets préparés à l’avance, redéstérilisé les gants, s’être posé la question de l’épaisseur de fil entre 3/0, 4/0 et 5/0 pour ce type de plaie et cette localisation, remis d’autres gants… bref, après s’être installé en donnant de bons coups de pelle dans le trou de la sécu, l’externe entend la porte coulisser. Derrière, un rai de lumière éclaire une silhouette imposante. Oui, c’est Lui. L’interne. Vient-il le sauver ? Va-t-il crier SURPRISE, comme prévu ?
Si oui, où sont les confettis ?
L’interne s’avance vers la patiente, regarde la plaie, fait une vilaine moue.
— Tu serais mieux si tu mettais un peu de lumière. Et là, il faut couper les cheveux autour avec une lame de bistouri, et bien parer avant de suturer parce que les berges ne sont pas bien droites.
Et comme il venu, sans crier gare ni surprise, l’interne repart. La porte coulisse, et emporte avec elle la dernière particule lumineuse extérieure.
ENTRACTE
Des voix diaphanes survolent la scène, tandis que l’externe jette une énième fois ses gants à la poubelle pour aller compléter ses préparatifs en allant chercher un bistouri :
« Il a pris la lame et tout s’est enchaîné très vite »
« SU-TU-RE »
« Il était paré à tout, sauf à parer »
« BI-STOU-RI »
« Les plaies, ça lui plait pas »
« STE-RILE »
Il enfile les gants et attend le dernier round.
ACTE V – Dénouement.
L’externe a des gants stériles, est assis à côté d’une table avec un champ stérile, sur lequel il a installé des instruments stériles et des compresses imbibées d’un antiseptique. Il porte également la blouse qu’il utilise dans son service depuis deux semaines, qu’il a ramené chez lui en la tenant à la main dans le métro la veille, et dans laquelle il a vu onze patients ce matin aux urgences avant de manger, ce qui est un peu moins stérile.
Sur un coin de la table, l’externe a laissé le flacon de lidocaïne avec son bouchon de caoutchouc légèrement ôté au-dessus. Son dilemme est le suivant : déplacer le contenu dans la seringue, en ne touchant pas le flacon. C’est à ce moment qu’il se souvient que l’autre externe avait vidé l’anesthésiant dans la boîte en plastique qui contenait le set à suture (et dont l’intérieur est donc stérile), pour pouvoir plus simplement l’aspirer. Tant pis ! Las de changer de gants, l’externe décide de tenter le tout pour le tout : d’un coup sec, il plante son aiguille dans le bouchon en caoutchouc, aspire un demi-millilitre et autant d’air, puis mime un double axel avec son bras et se retrouve avec le flacon qui fait le poirier au-dessus de sa seringue (s’il ne s’est pas envolé à l’autre bout de la pièce). Fier de sa figure, l’externe aspire deux millilitres supplémentaires et autant d’air. Avec grâce et élégance, il fait une génuflexion et repose le flacon à l’horizontal sur son coin de table en prenant garde de ne toucher que la seringue quasi-stérile, et continuer à aspirer trois millilitres dans cette nouvelle position. Tous ses mouvements sont accompagnés d’une apnée prolongée et de vraies gouttes de sueur, comme si en touchant un flacon non stérile avec ses gants, il allait déclencher le lancement d’ogives nucléaires.
Une fois la seringue retirée du flacon de lidocaïne d’un coup sec, tel Arthur ôtant Excalibur de sa roche, l’externe s’occupe de finaliser l’installation de la patiente, en mettant un champ vert troué (stérile) sur sa tête (celle de la patiente, ce n’est pas carnaval), pour ne laisser visible que la plaie. Le champ est sensé coller autour de la plaie quand on enlève le film de papier (à la manière d’une enveloppe – pas celles à lécher, ça c’est moyennement stérile). Ce système adhésif est plutôt bien pensé pour un coude imberbe, une jambe de femme épilée ou une plaie de doigt, mais il l’est légèrement moins pour une plaie d’arcade sourcilière (« jamais de colle dans les yeux » sermonnait Hippocrate) ou du cuir chevelu.
Résumons la scène vingt minutes après l’entrée dans la salle : l’externe est assis à côté de sa table enfin prête, la patiente est allongée sur le côté avec un champ vert troué posé sur la tête, sans autre fixation. La bataille peut commencer.
L’externe pose la pince à disséquer sur le champ troué et prend sa seringue d’anesthésiant. Avec la légère impression de rejouer à Dr. Maboul, il plante son aiguille pour la première fois dans une des deux berges de la plaie. Il aspire un peu pour vérifier qu’il n’est pas dans un vaisseau, puis commence l’injection en retirant l’aiguille comme on lui a appris. Première injection finie : l’externe vient de retirer l’aiguille après avoir injecté un dixième de millilitres, par peur d’enfoncer trop profondément. Plein de bonne volonté, feignant d’ignorer que ses gants touchent des cheveux non stériles, il commence sa deuxième injection et va plus loin cette fois. Aspiration puis appui sur le piston, qui résiste et ne bouge pas. A l’extérieur, un tumulte se fait entendre, la Ligue Anti-Lenteur semble prête à entrer dans la salle de suture avec des fourches et des pelles. Il insiste sur la seringue, appuie plus fort… Soudain l’aiguille se désadapte, reste plantée dans le crâne de la patiente façon Frankenstein, et la seringue éjecte l’intégralité des cinq millilitres à travers la pièce dans une explosion anesthésiante1. Éclaboussée et surprise, la patiente pousse un hurlement et fait un mouvement de tête qui fait glisser le champ non adhésif sur son épaule. La pince à disséquer posée dessus tombe sur son flanc, en dehors du sacro-saint champ stérile, et en voulant la récupérer, l’externe pose sa main gantée sur le gilet en laine de la dame.
Au point de non-stérilité atteint, l’externe décide de poursuivre au moins l’anesthésie. Après avoir aspiré la fin du flacon de lidocaïne, il replace l’aiguille sur la seringue en à peine trois minutes de tremblements, remet le champ avec la plaie bien centrée au milieu du trou, reprévient la dame que ça va piquer et brûler (« mais ne vous embêtez pas pour ça, ça va très bien, vous auriez même dû vous embêter à m’endormir » qu’elle lui dit, paniquée), et injecte réellement le produit anesthésiant. La lidocaïne fait saigner, surtout sur le cuir chevelu. Le sang s’écoule sur les cheveux déjà bien collés, sur les draps, sous la tête de la patiente, sur le sol. C’est une boucherie.
Par chance, il n’a pas eu affaire à une plaie de lèvre chez un petit, une plaie d’arcade chez une jeune femme ivre qui bascule brusquement la tête au fil de ses endormissements, une plaie de doigt qui se faufile sous l’ongle, une plaie d’oreille chez un enfant de 4 ans, une plaie en V avec une peau rétractée sur laquelle il faut faire deux-trois points lâches pour rapprocher puis les enlever pour en faire des plus serrés, un hématome en oeuf à évacuer, une plaie avec une artériole qui éjecte pulsatilement du sang dans sa direction2… Mais qui sait quel horreur l’attendra la prochaine fois ?
Maintenant que l’anesthésie est terminée, l’externe commence à parer la plaie, c’est-à-dire à l’élargir au bistouri pour faire des berges bien nettes et linéaires. Au bout de trois minutes de découpage, le résultat est similaire avec une plaie plus large et un doute sur le bien-fondé d’avoir retiré ce « gros bout de peau »… Avec le bistouri, l’externe coupe également quelques cheveux, tenus dans les gants qui n’ont plus de stérile que leur glorieux passé.
Trente minutes et la préparation est finie. A l’extérieur se font entendre des hurlements mécontents, des bruits de lame qu’on aiguise et peut-être même une tronçonneuse. Après un dernier changement de gant, l’externe commence sa suture. La peau est plus dure que quand il s’entraînait chez lui à suturer des rouleaux de papier hygiénique (avec un set à suture « emprunté » aux urgences). Un coup sec, un mouvement de poignet et hop ! le premier fil est passé. A distance inégale, légèrement en diagonale, mais le résultat est là : un fil relie deux berges que la vie a séparé, et que l’externe s’apprête à réunir. A ce moment précis, il faut lâcher l’aiguille et tirer un peu pour laisser une petite chute de fil à la fin du nœud. Ensuite, il faut mettre le porte-aiguille entre les deux fils, faire deux tours dans un sens, se rendre compte que le fil est parti de la première berge, repiquer les deux berges, refaire deux tours, serrer, se rendre compte qu’il fallait faire ça avec l’autre fil — parce que là l’aiguille se balade comme un yoyo et ce n’est pas rassurant —, retourner autour du porte-aiguille dans l’autre sens (mais quel était le premier sens ?), serrer, se rendre compte que le point est trop lâche, défaire le deuxième nœud, le refaire, puis un troisième dans le premier sens. Et un quatrième dans un sens différent parce qu’au final on ne sait plus trop où on en est.
Ça y est, le premier point est posé. Deux points et dix minutes plus tard, la plaie est rapprochée, quasiment linéaire, avec des cheveux qui se baladent au milieu, des bouts de chair qui dépassent, des nœuds serrés et d’autres moins, un cuir chevelu moite et trempé de sang qu’on demande de « ne pas laver pendant dix jours ». La salle de suture ressemble à la maquette d’un film de guerre, mais l’externe s’en fiche : épuisé, vidé de toute adrénaline, il a l’impression de sortir d’une chirurgie de transplantation cardiaque. Il rédige les papiers de sortie de la patiente, qui le remercie d’avoir pris du temps (effectivement) et lui rappelle qu’il « aurait très bien pu ne pas anesthésier ».
La patiente ouvre la porte et sort. Entre alors la Ligue Anti-Lenteur. Chacun a amené l’objet avec lequel il s’est fait la plaie : une porte, un tiroir métallique, un couteau de cuisine, une chaussure, un pied de fauteuil roulant, un couteau de fileteur, un cutter, un bois de renne… La porte coulisse et se referme, sur l’image de l’externe menacé, reculant jusqu’à être acculé dans un coin de la pièce. La lumière se coupe.
1 Si tout le reste est du vécu d’externe, cet épisode m’est arrivé en tant qu’interne, après 15 mois sans sutures (entre le stage de fin de DCEM3 aux urgences et mon stage d’interne au même endroit, je suis passé en neurologie, dermatologie, néphrologie et endocrinologie : pas de suture !) On se sent bête.
2 Vécu également récemment. Comme quoi, je me suis amélioré dans ce geste en quatre mois, entre ma première suture qui me fait planter des aiguilles dans les crânes de patient et arroser le box de lidocaïne, et les sutures d’oreilles d’enfant qui se débattent même sous gaz hilarant.
ENTRACTE
Dans sa définition du théâtre moderne, Boileau disait :
Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
C’est bien là le problème au théâtre des urgences : si en un jour un seul geste est accompli, la salle d’attente jusqu’à la fin sera remplie.
FIN.
{ Laisser un commentaire }