Un jour, en janvier 2012, un médecin est appelé chez M. Râleur, un patient de 80 ans. Le contact passe bien, il devient son nouveau médecin traitant.
M. Râleur est suivi et traité pour un diabète (insuline LANTUS), une hypertension artérielle (NISIS, ATENOLOL), une incontinence urinaire (OXYBUTININE), des douleurs abdominales (SPASFON, GAVISCON), de l’arthrose, une ostéoporose (DAFALGAN CODEINE, OROCALD3) et une démence avec parfois une certaine agressivité (ARICEPT, TEMESTA). Le nouveau médecin renouvelle le traitement en préparant les prochaines consultations (suivi du diabète, etc.) Il évoque la possibilité d’arrêter l’ARICEPT, puisqu’il lit Prescrire qui le déconseille (troubles cardiaques, faible efficacité), et sait que l’efficacité à 6 mois n’est pas flagrante (« une approche individualisée, en concertation avec la famille et le patient est recommandée, avec évaluation des avantages et des inconvénients des médicaments. La durée d’essai du traitement (…) est de 6 mois », Minerva et méta-analyse de P. Raina).
En juin, M. Râleur va à son rendez-vous programmé chez le Docteur Lewy — un neurologue dont la sensibilité pour la démence à corps de Lewy avoisine les 100%, avec une spécificité à 13% (blagounette pour les amateurs de stats). Le spécialiste remarque que M. Râleur est toujours aussi désorienté, et décide donc d’augmenter les doses d’ARICEPT. C’est là que tout commence…
Deux semaines plus tard, le médecin traitant est appelé en urgence pour des hallucinations importantes. Il examine M. Râleur et conclut : « c’est soit l’évolution de la maladie, soit l’augmentation de l’ARICEPT ; autant l’arrêter s’il est aussi mal toléré, d’autant que ça n’a pas prouvé son efficacité sur l’évolution des troubles mnésiques ». Le fils du patient refuse, mettant en exergue le fait que le spécialiste de la neurologie l’a introduit, et qu’il connait quand même son métier.
La dose est diminuée un peu, mais le patient hallucine encore… quelques jours plus tard, le médecin remplace le TEMESTA par du RISPERIDONE 0.5 mg, puis 1 mg, avec une bonne efficacité initiale.
Le patient est hospitalisé en novembre, pour des raisons de « confort » : son fils unique doit être opéré pour une fracture de cheville, et M. Râleur ne peut plus rester seul à la maison, à déambuler et tripoter à la gazinière par exemple. Dans le service de gériatrie, les médecins majorent le RISPERIDONE à 1,5 mg par jour, ajoutent de l’ATARAX 100 mg et puis au dodo (accessoirement, ils remplacent le DAFALGAN CODEINE par de l’IXPRIM qu’ils ont plus facilement et moins cher, même si c’est ensuite deux fois plus cher en ville, et moins bien toléré…)
M. Râleur revoit le neurologue en décembre, avec un beau courrier expliquant tous les évènements. Le docteur Lewy remarque que le patient a des hallucinations (depuis la majoration de l’ARICEPT) et — chose nouvelle — des tremblements (depuis l’instauration du RISPERIDONE, bien connu pour donner des tremblements). Toutefois, pour le neurologue, le diagnostic est sans appel, c’est probablement une démence à corps de Lewy.
Ni une, ni deux, il introduit EXELON, un cousin de l’ARICEPT (recommandation actuelle : « bof bof, mais si la famille et le patient veulent vraiment, on peut essayer 6 mois pour voir si le patient répond bien — a des scores de démence moins diminués que prévus —, en expliquant bien les effets indésirables et le fait qu’on ne sait pas vraiment les conséquences d’un arrêt brusque… »). L’IRM montre une leucopathie sans atrophie corticale, ce qui conforte le Docteur Lewy dans son idée de maladie à corps de Lewy.
Le traitement est poursuivi ; entre temps, le médecin traitant a arrêté l’OXYBUTININE, le SPASFON et l’IXPRIM. M. Râleur ne s’en est pas plaint… Il faut dire qu’il est de plus en plus « dans la maladie » comme on dit ; il reste allongé la plupart du temps, utilise un déambulateur pour se lever occasionnellement jusqu’à la chaise percée…
En mars 2013, un jeune interne, dont l’élégance sportive n’égale que la célérité de l’esprit, fait l’une de ses premières visites en solitaire. Il épluche évidemment les courriers et remarque au beau milieu de celui de sortie d’hospitalisation « confort » la mention d’une diminution de plaquettes. Il prévoit de contrôler la NFS avant de faire quoi que ce soit (on ne sait pas ce qu’il y a eu pendant l’hospitalisation, changement de traitement, etc.).
Il revoit M. Râleur deux semaines plus tard, confus, alité, difficilement éveillable, avec une tension artérielle à 60/40 mmHg, et une probable pneumonie. Le fils n’est pas partant pour une hospitalisation ou un passage aux urgences, conscient que c’est peut-être la fin, et résigné à cette éventualité devant la lente et sombre évolution de son père… Les antibiotiques, une diminution des anti-hypertenseurs et une adaptation de l’insuline sauvent M. Râleur ; l’interne se rend compte qu’il y a des situations particulièrement risquées en médecine générale (avec une telle tension, dans un service hospitalier classique, on flippe en général…)
Le bilan demandé en mars est réalisé un mois plus tard, et confirme la thrombopénie à 100 000 plaquettes/mm3 (au lieu de 150 000)… L’interne ne prend pas connaissance du résultat, puisque c’est la fin du semestre. Le connaissant, il aurait demandé NFS, schizocytes, TP, TCA, bilan hépatique, créatininémie, ferritine, B9, B12… Mais trop tard pour bien ou mal faire, il est relayé par une nouvelle interne, qui rend visite à M. Râleur, re-confirme la thrombopénie et la suit : 80 000, 150 000, 100 000, 120 000…
Le neurologue revoit M. Râleur en juin, et propose devant le syndrome parkinsonien d’arrêter le RISPERIDONE et introduire du MODOPAR. C’est la clé de voûte de l’histoire, ça ! Il a introduit l’EXELON devant le syndrome parkinsonien AVANT d’arrêter le RISPERIDONE… L’incrémentation iatrogénique à l’état pur.
La vigilance de M. Râleur est de plus en plus aléatoire ; il reste de plus en plus allongé, somnolent. Il râle quand on le met au fauteuil, ne reconnait plus personne, ne parle plus mais bougonne parfois. La famille évoque avec le médecin traitant un placement… Les démarches sont engagées dans ce sens. Plusieurs maisons de retraite répondent favorablement, mais elles ne conviennent pas à la famille.
En septembre, M. Râleur refuse de manger, fait des fausses routes, est somnolent, fébrile, son diabète se décompense… Il est hospitalisé pendant un mois, traité pour une pyélonéphrite. Un bilan systématique est réalisé, montrant une cytolyse importante. Rapidement, le diagnostic de cirrhose est posé — sans consommation d’alcool, lié à une stéatose sur terrain « dysmétabolique ». Tous les médicaments sont supprimés, à juste titre.
Le patient sort sous LANTUS/NOVORAPID (diabète), ESOMEPRAZOLE (gastrite), DOLIPRANE… et (presque) toute sa tête (et des escarres aussi, il n’a pas eu de kiné…) Il râle à nouveau de façon compréhensible, mène une conversation normale, refuse évidemment d’aller en maison de retraite (qui venait juste de l’accepter), reconnait tout le monde — y compris l’interne-dont-l’athlétisme-blabla six mois après la dernière entrevue.
Voilà. La situation aurait été toute différente si la famille avait accepté l’arrêt de l’ARICEPT par le médecin traitant, si le neurologue avait arrêté le RISPERIDONE au lieu d’introduire d’autres médicaments pour un syndrome parkinsonien iatrogène, ou si quelqu’un avait fait le bilan étiologique de la thrombopénie…
Mais la vraie conclusion de cette histoire, c’est que les médicaments ont créé un malade. Il n’avait que des petits troubles de mémoire ; l’ARICEPT introduit a causé des hallucinations, qui ont été traitées par RISPERIDONE ; le RISPERIDONE a causé un syndrome parkinsonien, qui a été traité par EXELON et MODOPAR ; et l’accumulation de tous ces médicaments psychotropes chez un patient cirrhotique (qui les élimine mal) a multiplié leurs effets indésirables…
« Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent » (Knock ou le Triomphe de la médecine, Jules Romains)
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