Ca fait longtemps que je ne me suis pas prêté à un petit jeu d’équilibriste… Je profite d’un peu de train pour faire une petite lecture critique d’un article qui a fait / va faire parler de lui, et que j’ai découvert via le Formindep.
On attend les interprétations de @Institut_cancer et de @laliguecancer avant de commenter http://t.co/CK3lqMsByV pic.twitter.com/4FZrSOl2M4
— Formindep (@Formindep) 7 Juillet 2015
Je ne donnerai pas mon avis sur la question de la mammographie systématique de dépistage pour le cancer du sein car 1/ ça n’est pas mon sujet ici, 2/ d’autres maîtrisent bien mieux le sujet que moi (Formindep par exemple, que j’apprécie bien évidemment et remercie de m’avoir fait découvrir cet article, me poussant à dépoussiérer mon blog au détriment de mes heures de sommeil), et 3/ un avis, c’est comme un nez : tout le monde en a un, sauf Voldemort, mais qui a des avis quand même et du coup ça rend cette comparaison légèrement bancale.
Mon propos est JUSTE de faire de la lecture critique de cet article. Comme ça, pour le fun, à but purement didactique. Je m’ennuie la nuit.
L’article est disponible sur le site du JAMA (grosse revue, bien méritée : 16 millions de femmes, un beau sujet polémique d’actualité…)
La méthode en résumé :
- Etude en situation réelle sur 547 comtés américains
- Représentant 16 120 349 de femmes de 40 ans et plus (pas de limite supérieure),
- Dans chaque comté, en 2000, 39 % à 78 % de ces femmes avaient eu une mammographie dans les 2 ans (médiane de 62 %),
- En 2000, 55 809 ont eu un diagnostic de cancer du sein (un registre des cancers est tenu dans ces comtés)
- 53 207 ont eu un suivi de 10 ans ou sont décédées entre temps (5 % de perdues de vue, exclues)
- A 10 ans : 18 240 décès (34 %) dont 7 729 liés directement au cancer du sein (42 % des décès), soit 48 décès par cancer du sein / 100 000 femmes dans l’ensemble de ces comtés.
Les résultats en résumé :
- Plus le taux de dépistage est élevé dans les comtés, plus le taux d’incidence de cancers diagnostiqués est élevé (r = 0,54, p < 0,001) : pour 1,6 millions de femmes dépistées en plus, 560-780 nouveaux cas trouvés (ces résultats sont extrapolés à partir de la différence absolue exprimée de 35-49 cas pour 100 000 femmes par tranche de 10 % de dépistage supplémentaire)
- Il s’agit surtout de petites tumeurs de moins de 2 cm (420 – 640 pour 1,6 millions de femmes dépistées, soit 26-40 cas pour 100 000…), et relativement peu de tumeurs de plus de 2 cm (32 – 140, soit 2-9 cas pour 100 000…)
- Le taux de dépistage n’est pas corrélé au taux de mortalité par cancer du sein (r = 0), il n’y a pas de réduction des cancers de stade III-IV (RR = 1,02 [0,97 – 1,07]) ou de chirurgie agressive.
Tous les graphiques ressemblent à celui-ci : Taille de tumeur ou stade ou chirurgie en fonction du taux de mammographie dans les 2 ans…
Maintenant, il faut essayer de comprendre ce qui a été étudié, derrière les très beaux graphiques proposés (sans ironie).
Primo, quand je regarde le diagramme, je me demande d’où part ce trait rouge à gauche. Il y a globalement beaucoup de patientes bien dépistées dans cette étude, les « gros points » (grandes villes) se concentrent entre 65 et 70 % de taux de dépistage — c’est énorme, soit dit en passant ! Et comme les résultats sont pondérés, la droite est tracée entre ces points…
Du coup, notre objectif de montrer l’impact du dépistage est complètement écrasé par le « poids » de ces gros points / gros comtés. Par exemple, si on avait une grosse ville à 40 % de dépistage, la droite serait peut-être différente (et en tout cas plus intéressante qu’un triste r = 0).
Essayons de ne pas regarder ce trait artificiel, et concentrons nous sur les points, sans tenir compte de la pondération (taille du point). Si on regarde les 3 premiers points qui correspondent à moins de 40 % de taux de dépistage, le taux de mortalité est environ de 190 / 100 000 femmes ; entre 40 et 50 %, il semble autour de 90 / 100 000 ; entre 50 et 60 %, quelques points haut perchés me font l’estimer à 70-80 / 100 000 ; au-delà de 60 %, il est autour de 50 /100 000. Si j’avais dû tracer à la main une ligne pour réunir toutes ces villes, j’aurais sans doute fait quelque chose comme ça…
Ah, bah oui, là tout de suite, ça n’a plus la même tronche… J’entends déjà râler « mais c’est un scandale, on tient compte des petits points comme des gros », ou « les petits points n’apportent rien, avec 50 décès/100 000, les villes de 1000 habitants ne servent pas (1 décès c’est direct 100/100 000) »… Bah oui, mais il n’y a que ça, faut bien les utiliser.
Je ne dis pas que ma courbe est réelle – loin de moi cette idée -, je dis juste qu’elle n’est pas forcément fausse et que si vous voulez un peu de thé, il y a une très bonne théière entre la Terre et Mars. Bref, peut-être qu’en fait il y a un seuil à 55 % de dépistage, mais que cette étude passe complètement à côté, puisqu’elle compare surtout les grosses villes de plus de 100 000 habitants qui sont toutes au-delà de 60 % de dépistage.
Cette étude ne compare pas « 0 % de dépistage » versus « 100 % de dépistage », elle ne compare pas non plus 40 % versus 80 %… elle compare surtout l’intervalle « 65 à 75 % de dépistage » où sont réunis les villes les plus pondérées.
En partant de là, ça me semblera forcément un tantinet prétentieux de dire qu’on a « montré que le dépistage par mammographie ne diminue pas la mortalité », et ce, malgré l’argument « nous avons 16 millions de femmes dans nos bases de données, nous sommes américains, et nous avons Bruce Willis ».
D’ailleurs, c’est d’autant plus inadapté qu’on ignore si les patientes décédées suite à un cancer du sein ont été dépistées ou non… C’est mon deuxio, et un tableau de contingence va éclaircir un peu ce que je veux dire. (En réalité, c’est un tableau similaire qui est fait pour les 527 comtés ; celui-ci est fictif, je prends la mortalité par cancer du sein sur l’ensemble des comtés – 7 729 – et le taux de dépistage médian de 62 % – soit 10 millions de femmes dépistées parmi 16 millions).
Décès lié à un cancer du sein |
Pas de décès lié à un cancer du sein |
||
Mammographie < 2 ans | ? | ? | 10 000 000 |
Pas de mammographie | ? | ? | 6 120 349 |
7 729 | 16 112 620 | 16 120 349 |
Ces 527 tableaux sont « comparés » pour déterminer si décès et mammographie sont liés.
D’accord… Mais nous ignorons à la base si les patientes décédées d’un cancer du sein ont été dépistées ou non… On ne dispose que des totaux, et on essaie de voir la corrélation. C’est chouette, mais par exemple, si je complète les tableaux un peu bêtement, j’obtiens ça :
Décès lié à un cancer du sein |
Pas de décès lié à un cancer du sein |
||
Mammographie < 2 ans | 0 | 10 000 000 | 10 000 000 |
Pas de mammographie | 7 729 | 6 112 620 | 6 120 349 |
7 729 | 16 112 620 | 16 120 349 |
Décès lié à un cancer du sein |
Pas de décès lié à un cancer du sein |
||
Mammographie < 2 ans | 7729 | 9 992 271 | 10 000 000 |
Pas de mammographie | 0 | 6 120 349 | 6 120 349 |
7 729 | 16 112 620 | 16 120 349 |
Trouvez-vous ces tableaux différents ?
Vous oui, l’étude non.
C’est le même taux de mammographie dans les 2 ans (62 %) et le même taux de mortalité à 10 ans chez les patientes ayant un cancer du sein (14,5 %). Dans un cas la mammographie a une sensibilité de 0 %, dans l’autre de 100 %.
(C’est une semi-critique : déjà les données n’étaient pas accessibles, ensuite ce n’est pas une étude diagnostique sur la mammographie et de toute façon ça n’aurait pas d’intérêt puisque les valeurs diagnostiques des appareils et radiologues en 1998 on s’en balance pas mal).
En tout cas, la répartition est une donnée qui manque, alors qu’elle peut complètement tout changer… Ce n’est pas une étude faite pour répondre à la question : « est-ce qu’il y a moins de décès chez les patientes dépistées ? » mais « est-ce qu’il y a moins de décès dans les comtés où le taux de dépistage est supérieur, sachant qu’on va pondérer et que ça va donc se jouer entre quelques grosses villes qui ont toutes le même taux de dépistage à 10 % près ? ».
Grosses villes américaines d’ailleurs. Pas françaises. Mon tertio, pour finir…
Cette étude est basée sur des grosses villes américaines dans lesquelles on a pris toute femme de plus de 40 ans, sans limite supérieure (les résultats sont ajustés sur l’âge toutefois). Pour rappel, les recommandations actuellement en vigueur en France sont de réaliser des mammographies tous les 2 ans chez les femmes de 50 à 74 ans (l’âge de début et fin varie selon les pays). C’est-à-dire que les patientes de 85 ans en l’an 2000 ont été incluses « à tord » : or, elles ont plus de risque de ne pas avoir de mammographie et aussi de décéder d’un cancer du sein. C’est balaud, c’est tout l’inverse de ce qu’on veut : plus de mammographie et moins de décès.
Et puis ces patientes de plus de 74 ans donc, qui sont-elles, où vivent-elles ? On ajuste sur l’âge, certes, mais elles n’habitent pas forcément les mêmes villes, avec le même éloignement du mammographe, la même qualité de vie, le même taux de chômage, d’ensoleillement, de tabagisme, de revenus… Quelles statistiques plombent-elles ? Il y a évidemment beaucoup de critères à prendre en compte à côté du simple « taux de dépistage dans la ville », surtout quand on a affaire à un taux de décès déjà très faible (50/100 000 environ, soit 0,05 %…)
Voilà pour ma petite relecture du mois (ou du semestre, ou de l’année). Probablement que l’avenir sera à une rationalisation de ces mammographies sur d’autres marqueurs, cliniques ou biologiques ou autre. En attendant, les clans « on sauve 2 à 8 vies pour 1000 femmes » et « on fait 70 biopsies inutiles » continueront de batailler, et la théière restera en orbite (Mandelblatt JS, Cronin KA, Bailey S, et al. Effects of Mammography Screening Under Different Screening Schedules: Model Estimates of Potential Benefits and Harms. Ann Intern Med 2009; 151:738 / Welch HG, Passow HJ. Quantifying the benefits and harms of screening mammography. JAMA Intern Med 2014; 174:448).