Dans ses voeux aux soignants prononcés le 6 janvier 2023 (que j’ai commentés ici), le Président Emmanuel Macron a dit ceci :
« Pourquoi on a aujourd’hui 6 millions de nos compatriotes qui n’ont pas de médecin traitant ?
Alors, pour les plus jeunes, pour certains, c’est un choix.
Mais la vraie difficulté dans ce chiffre, c’est qu’on a 600 000 patients avec des maladies chroniques qui n’ont pas de médecin traitant.
Et ça, c’est un vrai problème parce que c’est une perte de chance, parce que ce sont beaucoup d’entre eux que vous allez retrouver après dans des situations plus graves dans vos services (…)
Aujourd’hui, ce qu’il y a, c’est que vous avez des gens en situation de maladies chroniques, qui ont des infections (sic) de longue durée, qui sont dans des territoires qui n’ont pas accès à un médecin qui du coup, compte tenu des rigidités de notre système, ne peuvent même pas se faire renouveler une ordonnance auprès de l’infirmier ou de l’infirmière ou auprès du pharmacien.
Ça, c’est absurde et on n’a pas le droit de le faire. On doit sortir de ce face-à-face. Donc on doit dire, il y aura toujours des médecins référents, généralistes et spécialistes dans ces coalitions d’acteurs de territoires. C’est à eux de s’organiser pour trouver le temps (…)
Concrètement, quand on n’a pas de médecin traitant ou quand celui-ci n’est pas disponible, un patient qui, en cherche un avec urgence, doit pouvoir appeler le 15. Et en fonction de son état de santé, il sera orienté soit aux urgences, soit vers un médecin identifié par ce service. Les appels ont beaucoup augmenté vers, justement, ces fameux SAS, ces services d’accès aux soins.«
Très franchement, il n’y a rien qui va dans tout ça… (et encore, je vous fais un Reader’s Digest là… pour ceux qui ont envie de se faire du mal, n’hésitez pas à aller lire cette partie dans le premier lien de l’article, ou lire le bloc à la fin).
Faisons un rapide survol phrase par phrase :
« Pour les plus jeunes, pour certains, c’est un choix (de ne pas avoir de médecin traitant) » : pardon, mais qui ? Je n’ai JAMAIS entendu une personne qui souhaite NE PAS avoir de médecin traitant, sous prétexte qu’elle est jeune… C’est éventuellement une absence de besoin (médecin parti en retraite ou déménagement, et pas de besoin de santé ressenti, donc pas de recherche de médecin traitant) mais pas un choix de ne pas avoir de médecin traitant… Les mots ont un sens, dans un discours présidentiel qui a normalement été réécrit et relu plusieurs fois.
« On a aujourd’hui 6 millions de personnes sans médecin traitant dont 600 000 patients avec des maladies chroniques qui n’ont pas de médecin traitant ».
D’où viennent ces chiffres ? Apparemment, ce sont les données de Marguerite Cazeneuve (directrice déléguée de l’Assurance Maladie et conseillère d’Emmanuel Macron)… en date du 30 juin 2021. Donc soit les chiffres n’ont pas évolué en 1 an 1/2 malgré la baisse de démographie médicale, soit ils n’ont pas réactualisé pour les voeux du Président de la République pour les soignants (qui basse une stratégie nationale sur des chiffres datés de 18 mois ?! Franchement, la CNAM se moque d’Emmanuel Macron…)
Par ailleurs, il est certain que ces chiffres masquent énormément de choses :
- le turn-over des départs en retraite.
- Comme dit dans l’autre billet, il y a environ 60 000 MG en exercice libéral en France (et non pas 100 000 comme le dit le PR – qui a intégré dedans les MG qui exercent à l’hôpital ou ailleurs — ouais, je sais, normalement réécrit et relu plusieurs fois…). Et même parmi les 60 000, il y en a qui ne font pas ou peu de suivi (médecins généralistes qui se sont orientés vers l’allergologie ou la médecine vasculaire pour tout ou partie de leur activité, par exemple).
- En utilisant les chiffres de la DREES, il y avait 64 142 MG en exercice libéral exclusif en 2012, 63 059 en 2013 (…) et 57 033 en 2022… soit en moyenne 700 MG libéral en moins par an (ce qui est cohérent avec la perte de 800 MG par an selon les prévisions du CNOM 2018).
- Selon l’Assurance Maladie, il y a environ 10 millions de personnes en ALD en France (11,4 millions en 2019 mais certains peuvent cumuler plusieurs ALD). Pour 60 000 MG en exercice, cela représenterait donc environ 170 patients en ALD par médecin… il est toutefois probable que ce nombre soit un peu sous-estimé pour les raisons sus-évoquées (à titre personnel, j’en ai 432 en ALD – 341 en ALD vs 905 sans ALD chez les 7-79 ans, et 91 en ALD vs 18 sans ALD chez les octagénaires et plus, sur 1400 patients). Enfin, un médecin généraliste qui part en retraite est a priori un médecin ayant plutôt une patientèle élevée avec un nombre plus important d’ALD…
- Partons donc sur 200 patients en ALD par MG libéral en fin de carrière (estimation basse à mon sens) x 700 MG libéral en moins par an, soit 140 000 nouveaux patients en ALD sans MT par an.
- Et même dans une zone où un accès aux MG est faisable, il est normal pour un patient en ALD d’attendre la fin de son ordonnance (3 ou 6 mois) avant de consulter, et il est aussi possible que le MG et le patient ne décident pas de faire la déclaration à la fin de la première consultation, mais à la 2ème (pas mon cas, mais j’ai des confrères qui font ça)… bref, quand on fait un état des lieux transversal, il y a dedans des patients qui ont déjà trouvé un nouveau médecin…
- … et vous savez qui pourrait déterminer avec précision le nombre de patients laissés sur le carreau chaque année en raison du départ en retraite de leur médecin, et le taux de patients qui retrouvent un médecin (avec le délai) ? La CNAM.
- les patients suivis mais pour qui la déclaration n’a pas été faite.
- parce que le MG n’est pas ou peu informatisé (et que les déclarations papiers ont tendance à se perdre ou n’être jamais envoyées)
- parce que son logiciel n’indique pas facilement qui est le médecin traitant…
- parce que la déclaration a été faite… mais a sauté (au cours d’un déménagement, d’un changement de caisse ou autre)
- … le nombre est dur à estimer, mais pour avoir déjà eu des cas localement, il n’est pas à 0… et avec 60 000 MG en exercice, il suffit d’un oubli par MG en moyenne pour que ça représente tout de suite des nombres conséquents…
- Vous savez qui pourrait déterminer avec précision ce nombre (et poser un bon diagnostic) ? La CNAM, en identifiant les médecins qui ont reçu de façon exclusive plusieurs fois par an les 2 dernières années les patients identifiés sans médecin traitant.
- Comme les médecins bénéficient d’un forfait « patientèle médecin traitant », et que les patients sont moins bien remboursés en cas d’absence de médecin traitant, il n’y a pas trop d’intérêt pour l’Assurance Maladie à relancer de cette façon. (Néanmoins, l’Assurance Maladie envoie normalement des courriers aux patients sans médecin traitant, pour les inciter à en déclarer un).
- Prenons un territoire de 50 000 habitants, avec 50 MG. C’est ma CPTS. Il y a 900 patients sans médecin traitant. Il suffit d’1 seul MG sur 50 non informatisé qui se fiche de déclarer en MT et a 500 patients déclarés mais 1000 suivis pour expliquer la moitié du nombre… Et avant de dire que c’est impossible, rappelons que 11 % des MG n’utilisaient pas de dossier médical informatisé selon la DREES en 2019 (3 % chez les < 50 ans, 21 % chez les > 60 ans)
- les patients en EHPAD
- environ 30 % des EHPAD sont à budget global : c’est-à-dire que les MG sont payés par l’EHPAD et n’ont jamais accès à la carte vitale de leurs résidents. Dans ce cadre, les déclarations de médecin traitant sont non faites, ou faites par papier et envoyées à la caisse primaire (on ne peut pas adresser simplement à celle du coin : parfois c’est un patient affilié à la SNCF, à la MSA ou ailleurs… bref, de multiples occasions de perdre le papier)
- On a donc un pseudo-problème : des résidents en EHPAD, suivis au quotidien par des professionnels de santé, sous l’égide d’un médecin coordinateur, potentiellement suivis en plus par un médecin généraliste…. mais qui, pour des raisons purement administratives, se retrouvent « sans médecin traitant » (je viens de passer en EHPAD cette semaine : sur 60 patients, 23 étaient sans médecin traitant officiellement, suivis par le médecin coordinateur…)
- Il y avait, en 2015 selon la DREES, 730 000 patients accueillis dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées. Combien parmi eux sont concernés par ce pseudo-problème ?
- Il y a aussi 32 790 patients accueillis en unité de long séjour. Ce serait intéressant de savoir combien parmi eux sont « sans médecin traitant » sur leur carte vitale… alors qu’ils sont suivis comme dans un service hospitalier (et qu’il n’est d’ailleurs pas possible d’avoir un médecin généraliste qui y intervient de l’extérieur).
- … Savez-vous qui pourrait identifier les patients en EHPAD parmi la liste des patients « en ALD sans médecin traitant » ? Oui, la CNAM… Et on pourrait aussi imaginer que les médecins coordinateurs qui font ce suivi de patients puissent bénéficier d’une revalorisation d’ailleurs.
- de façon plus anecdotique sûrement, des patients en ALD qui permettent de ne pas avoir de médecin généraliste traitant :
- patients hospitalisés longtemps dont le MG est parti en retraite (soins de suite et réadaptation, etc.)
- patients qui ont un suivi rapprochés (patients hémodialysés – environ 50 000 en France -, suivis à l’hôpital tous les 2 jours et qui voient régulièrement leur néphrologue qui renouvelle tout le traitement)
- patients en ALD qui ont une ordonnance longue pour 1 an (hémochromatose par exemple)
- patients qui ont une ALD mais pas de traitement et vont consulter de façon erratique (troubles cognitifs notamment)
- ... mais qui pourrait bien fournir le détail des ALD des patients avec et sans médecin traitant ? Oui, la CNAM !
- et effectivement des gens vraiment en ALD mais sans médecin traitant depuis plusieurs années, qui se font renouveler des vieilles prescriptions comme ils peuvent, appellent le 15 quand ils n’ont pas le choix, etc. Ca existe aussi bien sûr et c’est sur ça qu’il faut se concentrer !
Et attention, JE NE DIS PAS QU’IL N’Y A PAS 600 000 PATIENTS EN ALD SANS MÉDECIN TRAITANT. J’en sais rien. Je pense que les 600 000 sont surévalués pour les raisons sus-mentionnées… MAIS en parallèle, il y a aussi un large sous-diagnostic de beaucoup de pathologies. Par exemple, il y a 368 800 patients en ALD15 (maladie d’Alzheimer et autres démences) alors que 1,2 millions de patients seraient concernés, soit un ratio de 1/3 déclaré en ALD (non-diagnostic par le médecin et le patient, diagnostic par le médecin mais patient réticent à faire des tests ou anosognosique, diagnostic par le médecin et le patient mais pas de déclaration car non souhaité par le patient ou patient déjà en ALD pour une autre cause et absence d’intérêt concret pour la déclaration…).
Et un autre truc subtil : on a des patients en ALD avec médecin traitant déclaré… mais qui n’ont pas vraiment de médecin traitant ! C’est le cas notamment en EHPAD, où les patients arrivent, les médecins ne poursuivent plus leur suivi MAIS restent déclarés sur la carte parce que le médecin coordinateur ne fait pas de déclaration.
En tout cas, pour moi, il y a déjà un gros problème de diagnostic et la CNAM a fourni au Président de la République des données datées de 18 mois, sans aucune précision, pour fonder sa stratégie nationale d’accès aux soins. (J’imagine que ce sont les mêmes qui lui ont vendu que le SAS était un grand succès « qui a permis de tenir cet été » alors que ça a représenté 21 000 actes sur 30 millions – soit 0,07 % des actes – en juillet-août 2022).
Le problème, c’est qu’après, il faut trouver des solutions sur ce « diagnostic », dont on ignore tout de la qualité…
Concrètement, dans la CPTS où j’exerce, nous avons selon la CPAM 900 patients en ALD sans médecin traitant, sur 9000 ALD (environ 10 % d’ALD sans MT contre 6% au niveau national), sur un bassin de 50 000 habitants (soit 18 % d’ALD contre 10 % au niveau national, parce que milieu défavorisé avec grosses prévalences de cancers, pathologies liées à tabac et alcool notamment). Et là dessus, il faut « réduire » le nombre pour satisfaire l’ARS. OK. Sauf que nous sommes plusieurs à accepter encore les nouveaux patients, qu’il y a même des nouveaux installés… et surtout, ni les infirmiers, ni les pharmaciens n’ont connaissance de patients en ALD qui n’arriveraient pas (durablement) à trouver de MG sur notre territoire (même quand c’est compliqué, ça se résout en quelques appels…).
Garbage in, garbage out…
Je poursuis brièvement pour la fin de l’analyse de ces paragraphes du discours : « Et ça, c’est un vrai problème parce que c’est une perte de chance, parce que ce sont beaucoup d’entre eux que vous allez retrouver après dans des situations plus graves dans vos services (…) »
Il y a un côté « c’est grave parce que ça surcharge les hôpitaux », comme si l’absence de médecin généraliste n’était pas un problème suffisant en lui-même… Même quand ça parle de la ville, il faut que tout soit ramené à la ville (à l’inverse, quand on parle de l’hôpital, la seule pensée pour la ville n’est pas « ohlala ça va faire des patients complexes à suivre » mais « les généralistes ont des droits et des devoirs, ils doivent prendre leur part »).
« Aujourd’hui, ce qu’il y a, c’est que vous avez des gens en situation de maladies chroniques, qui ont des infections (sic) de longue durée »
Oui, c’est le COVID long, et c’est lié à votre politique de prévention complètement nulle, mais on en a déjà suffisamment parlé.
« (…) qui sont dans des territoires qui n’ont pas accès à un médecin qui du coup, compte tenu des rigidités de notre système, ne peuvent même pas se faire renouveler une ordonnance auprès de l’infirmier ou de l’infirmière ou auprès du pharmacien.«
OK, délégation de tâches, IPA, tout ça… C’est effectivement une des pistes, mais comme dit après, ça ne permet pas de se dispenser de médecins…
« Ça, c’est absurde et on n’a pas le droit de le faire. On doit sortir de ce face-à-face. Donc on doit dire, il y aura toujours des médecins référents, généralistes et spécialistes dans ces coalitions d’acteurs de territoires. C’est à eux de s’organiser pour trouver le temps (…)
Concrètement, quand on n’a pas de médecin traitant ou quand celui-ci n’est pas disponible, un patient qui, en cherche un avec urgence, doit pouvoir appeler le 15. Et en fonction de son état de santé, il sera orienté soit aux urgences, soit vers un médecin identifié par ce service. »
C’est le pompon sur la cerise là, l’apothéose de gloubi-boulga pour dire « oh bah merde, il manque de médecins généralistes ». Ca va de « c’est aux médecins de trouver du temps » à « quand le médecin n’est pas disponible, il faut que le patient appelle le 15 qui va trouver un médecin disponible ». Super, merci.
Vous voulez qu’on s’organise pour trouver du temps ? Virez-nous ce qui est inutile, et ça tombe bien, on n’arrête pas d’en parler en médecine générale : dans cette tribune de 2022, dans cette tribune de 2023, et si vous voulez, je vous trouve plus vieux encore…
Encore faudrait-il prêter un peu l’oreille à ceux qui ont une expérience des soins de ville, plutôt que n’avoir d’ouïe que pour des gens qui vous filent des données imprécises vieilles de 18 mois qui vont faire suer toutes les CPTS du pays pour résoudre un problème qui est purement administratif (utiliser du temps médical à résoudre ces conneries de la CNAM… c’est utiliser du temps à ne pas accepter de nouveaux patients).
Oh, et bonus track : je disais que nous perdons 800 médecins généralistes en moyenne par an, selon les chiffres de la DREES et les projections du CNOM en 2018. C’est à mon sens un pôle important pour expliquer le nombre de patients en ALD laissés sur le carreau. Mais en novembre 2026, on aura une promotion entière (4000 internes de médecine générale) qui ne sortiront pas de leurs études pour s’installer ou remplacer, mais seront les premiers à entamer une 4ème année d’internat où, a priori, ils ne pourront pas accepter de nouveaux patients en ALD n’ayant plus de médecin traitant.
TL;DR : je n’en sais rien ! Il y a une sous-déclaration des affections longue durée… et une sous-déclaration des déclarations en tant que médecin traitant (oubli, patients en EHPAD, transition après un départ en retraite…).
Quoiqu’il en soit, les chiffres sont datés de juin 2021, n’ont pas été réactualisés, et manquent cruellement de précision pour essayer de les comprendre au niveau national.
C’est sur la base de ce diagnostic imprécis (et daté de juin 2021) que la politique nationale se décide quand même, avec notamment une obligation pour les professionnels de santé sur les territoires, via les CPTS, de comprendre et résoudre ce problème localement… alors qu’il pourrait être résolu en grande partie au niveau national par la CNAM.
Les CPTS n’ayant pas vocation à être des escape game, il serait de bon ton que toutes les caisses (ou la CNAM) puissent fournir régulièrement aux professionnels de santé de leurs territoires les réponses à ces questions – qui ne sont pas publiquement disponibles – : parmi les patients en ALD sans médecin traitant sur le territoire X :
- quel est le nombre de patients laissés sur le carreau chaque année en raison du départ en retraite de leur médecin, et le taux de patients qui retrouvent un médecin (avec le délai) ?
- existe-t-il des patients suivis régulièrement (> 2 fois par an) par le même médecin généraliste pour leur pathologie en ALD, sur les 2 dernières années ? Si oui, est-ce que la non-déclaration est un choix ou un oubli du MG et/ou du patient ?
- combien sont en EHPAD, en résidence autonomie, en unité de long séjour, où il y a a priori un suivi médical et paramédical rapproché ?
- existe-t-il certaines ALD plus concernées que les autres par l’absence de médecin traitant déclaré (hémodialyse, troubles cognitifs…) ?
- … et bien sûr des informations sur les tranches d’âge, le sexe, les villes et les professionnels de santé consultés par ces patients (infirmiers, pharmaciens, etc.) qui pourraient les aider à les orienter.
Ca me semble la base que devrait réclamer la commission « accès aux soins » de chaque CPTS à leur(s) CPAM, à défaut d’une action de la CNAM.