Redonner du temps médical aux médecins est un sujet qui m’intéresse, et pour lequel concrètement aucun travail n’est effectué au niveau national (un peu d’agitation histoire de, mais rien de réellement entrepris).
Dans les meilleures pistes que je vois :
- Amélioration de la qualité de l’air intérieur dans les écoles et autres lieux clos (les écoles sont la priorité à mon sens) ;
- Port de masques dans les lieux de soins (hôpitaux, cabinets, pharmacies) ; incitation forte au port de masques dans les transports en commun (avec mise à disposition), et au port généralisé selon des seuils prédéfinis ;
- Autoriser les arrêts de travail courts en auto-déclaration, et les certificats absence enfant malade de la même façon ;
- Améliorer l’éducation à la santé pour limiter les consultations évitables ;
- Supprimer de nombreux certificats absurdes.
Je milite un peu pour tout ça, notamment sur Twitter, dans des tribunes et articles de presse, dans des articles scientifiques (et peut-être une thématique centrale pour l’HDR en 2024…). Tout ça s’entremêle dans des cercles vertueux : autoriser les arrêts courts, ça permet d’éviter les consultations J1 et ça contribue à l’éducation à la santé… l’amélioration des conditions pour les généralistes incite à de nouvelles installations, qui contribuent elles aussi à améliorer l’éducation à la santé et les conditions, etc.
Concernant les certificats absurdes, nous en avons détaillé un grand nombre sur certificats-absurdes.fr, le site porté par le collège de médecine générale et lancé en mars 2023.
Mais il est toujours difficile de quantifier l’impact qu’ils peuvent avoir sur notre pratique. C’est ce que j’ai essayé de faire.
Qu’est-ce qu’un acte gratuit dans ce recueil ?
Pour cette partie, je ne m’embête pas, je reprends carrément ce que j’avais fait dans mon billet de janvier 2022 😀
Brièvement je suis médecin généraliste, j’exerce en solo, dans une ville défavorisée (indice 5/5 sur l’EDI), je suis sur Doctolib, je n’ai pas de secrétariat, je travaille lundi-mardi-jeudi-vendredi (mercredi pas au cabinet), je réponds aux patients par téléphone et mail, j’accueille 1 à 2 internes par semestre depuis 2019.
J’entends par « acte gratuit » les demandes par téléphone, sms, mail de patients (ou collègues de travail) nécessitant un avis médical, une ordonnance, un document administratif, etc. et ne relevant donc pas de la compétence seule d’une secrétaire (hors formation spécifique).
Je n’intègre donc pas : la prise de RDV (même si on a discuté 3 minutes avant pour convenir qu’il faudrait un RDV), la lecture et l’intégration d’un bilan biologique (sauf si ça a mené à recontacter le patient pour prescrire un nouveau bilan, ajuster un traitement…), et les « certificats absurdes » demandés au cours d’une consultation « payée »… A noter évidemment que toute demande n’a pas abouti à un document remis : à défaut, c’est un « avis médical » (parce qu’il y a souvent des conseils et explications qui accompagnent un refus…).
Ces demandes me prennent en moyenne 2,5 minutes (parfois 1, parfois 15…). J’avais fait la moyenne sur le recueil de janvier 2022. Et évidemment, c’est un résultat personnel, dépendant de ma vitesse de frappe au clavier, des paramétrages de mon logiciel, etc.
Les vrais « actes gratuits » nécessitant normalement une consultation — mais l’avènement de la téléconsultation et surtout le remboursement des téléconsultations téléphoniques quelques mois en 2020 ont un peu reposé la question de « qu’est-ce qu’une consultation / un acte ? »
Malgré ce terme de « gratuit » dans cette appellation, j’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de réclamation financière ici (on en parlera un peu à la fin quand même). Il s’agit d’améliorer la qualité de travail, de redonner du temps aux médecins pour qu’ils puissent faciliter l’accès aux soins de leurs patients et leur éviter une surcharge mentale permanente (et souvent inutile). Par souci de transparence, rappelons (ou apprenons) que chaque patient dont nous sommes « médecin traitant » nous « rapporte » de l’argent chaque année, à travers le « forfait patientèle médecin traitant ».
Je ne redétaille pas les forces et limites de faire ce type d’étude. Je rappelle juste que pour je le fais au fur et à mesure (pas de biais de mémorisation), qu’il n’y a que moi qui cote « acte gratuit » (donc pas d’erreur de quelqu’un qui intégrerait par exemple le fait de lire un bilan, un courrier, de scanner le courrier, etc. Tout ça n’est évidemment pas intégré car ce n’est pas une interaction induite par le patient pour un avis médical ou une ordonnance/certificat !). Si vous voulez plus de détails, je vous renvois vers le billet de janvier 2022.
Bilan de 2022
En 2022, j’ai tenu un tableur Excel des demandes et, comme annoncé dans le titre, j’ai eu 2060 demandes d’actes gratuits pour 6696 actes payés : 23,5 % de mes actes de l’année (pas de mon temps, je vous rassure !) sont ces petits actes gratuits.
A raison de 2 min 30 en moyenne par acte gratuit, cela représente tout de même… 5150 minutes par an, soit 86 heures. Par médecin… Voilà une réflexion à mener pour libérer du temps médical, non ?
Jour | Quantités | % du Total | |
L | 418 | 20.3 % | |
M | 469 | 22.8 % | |
Me | 234 | 11.4 % | |
J | 374 | 18.1 % | |
V | 448 | 21.7 % | |
S | 84 | 4.1 % | |
D | 34 | 1.6 % |
Mes demandes principales en 2022 ont été les suivantes :
Type de demandes | Nombre de demandes | Proportion |
Avis médical (très large, et le plus chronophage…) | 587 | 28% |
Prescription (renouvellement paracétamol, gaviscon, éconazole, dermocorticoïdes, IPP, dépannage pilule, etc.) | 569 | 28% |
Administratif (APA, ALD, certificats de douche, pour obtenir un casier, pour prendre du paracétamol en classe de neige et ces conneries listées sur certificats-absurdes ; sport – parfois lorsque j’ai vu le patient dans les 3 derniers mois, je ne lui refais pas le même examen normal pour délivrer un certificat de pétanque…) | 155 | 7% |
Bilan biologique (complément de bilan devant une perturbation d’un précédent bilan, contrôle d’anomalie, bilan préalable à consultation comme ECBU, coproculture devant diarrhée > 5 jours, etc.) | 110 | 5% |
Duplicata (papier perdu, une date à modifier, une adresse…) | 86 | 4% |
Renouvellement soins infirmiers (encore une fois, uniquement en « actes gratuits », bien sûr qu’il y en a beaucoup plus en intégrant les renouvellements faits à domicile ou lors de consultations). | 81 | 4% |
Matériel hors lit médicalisé (chaise percée, matelas, fauteuil…) | 64 | 3% |
Kinésithérapie (renouvellement des séances parce que c’est pas fini) | 63 | 3% |
Prescription médicale de transport (encore une fois, uniquement sur les actes gratuits… dans quasi la totalité des cas pour suppléer la demande non réalisée par le pro de santé qui a convoqué) | 63 | 3% |
Renouvellement hypnotique chronique (12 par an chez 6 patients avec échecs multiples de sevrage, pour ne pas passer les voir tous les mois en visite à domicile…) | 57 | 3% |
Courrier (courrier de synthèse, pour voir un spécialiste devant un résultat de bilan, etc. Si ça se fait en 2 minutes, je ne bloque pas forcément une consultation : là encore, le but est d’abord de préserver l’accès aux soins pour les malades… même si ce serait plus rentable de voir le patient !) | 53 | 3% |
Podologue, pédicure, semelles, chaussures | 39 | 2% |
Cystite (diagnostic téléphonique, envoi de fosfomycine…) | 29 | 1% |
Arrêt court (patient vu la veille, arrêt à prolonger, arrêt COVID, etc.) | 24 | 1% |
Enfant malade (régularisation pour enfant gardé à la maison et pas d’intérêt de le voir cliniquement – diarrhées ayant cédé, fièvre 1 jour, etc.) | 20 | 1% |
Renouvellement de lit médicalisé (… parce que tout le monde a le droit de dormir) | 19 | 1% |
Imagerie (complément d’imagerie suite à bilan paraclinique, acceptation d’une imagerie proposée mais refusée lors d’une précédente consult, etc.) | 17 | 1% |
Orthophoniste (souvent la veille du RDV pris 6 mois auparavant sur conseil avisé de l’enseignant) | 13 | 1% |
Contention (chaussettes, bas… les gens appellent parfois quand ça se troue. Les voir en consultation pour ça serait abusé…) | 10 | 0% |
Orthoptiste (une seule demande en acte gratuit !) | 1 | 0% |
Evidemment, on pourrait parler de ces résultats pendant des heures.
Il s’agit de ma pratique : un secrétariat peut filtrer une partie de ces demandes (encore une fois pas y répondre, mais filtrer), mais in fine, il faudra que les papiers sont imprimés et signés, lors d’une consultation ou téléconsultation… ce qui allonge forcément le temps consacré pour répondre à la demande. La limite entre « je peux régler ce problème par téléphone en 2 minutes » et « il faut qu’on se pose 10 ou 15 minutes pour aborder ce problème lors d’une (vidéo)consultation » n’est pas toujours simple à apprécier.
Ma pratique est aussi en milieu défavorisé. J’ai régulièrement des demandes pour du paracétamol, gaviscon, des bilans de bêta-hCG…
Enfin, la codification est discutable et aurait pu être améliorée avec un double codage, mais peu iporte (j’ai sûrement mis en « prescription » des « avis médicaux » par exemple, qui demandaient une expertise plus importante que « juste » prescrire / renouveler un traitement…). Par exemple, un patient peut m’appeler pour demander une IRM parce qu’il a mal au dos :
- Je vais normalement refuser et lui proposer un RDV. S’il prend un RDV, je ne compte pas ça en « acte gratuit » (c’est juste une prise de RDV, même si on a discuté un peu avant… je considère qu’on a préparé la consultation…)
- S’il ne prend pas de RDV, mais qu’on a passé le même temps à discuter de lombalgie, du fait qu’il faille marcher un peu, je cote en « acte gratuit : avis médical »
- Si par contre il a mal depuis 3 mois, j’avais proposé une IRM la semaine dernière, il a refusé, et finalement il a changé d’avis… eh bien je lui envoie par mail et je cote ça en « acte gratuit : imagerie ».
Bilan de 2023
J’ai arrêté de tenir une liste des demandes au 31 décembre 2022. Par contre, depuis le 1er janvier 2023, je cote dans mon logiciel de comptabilité un « acte gratuit » (en feuille de soin papier que je n’imprime pas, juste pour garder une trace).
Au 7 septembre, j’ai 4218 actes payés et 1315 gratuits… soit 23,8 % !
Est-ce que le nombre d’actes gratuits a augmenté dans le temps ?
En 2022, j’étais donc à 23,5 % d’actes gratuits (2060 versus 6700 payés) ; en 2023 à 23,8 %.
De façon anecdotique, en novembre 2017 (oui, c’est un sujet qui m’intéresse depuis un petit moment), j’avais noté que sur une journée, j’avais réalisé 9 actes gratuits et 25 payés, soit 26,5 %… Je n’avais pas fait de recueil plus long, et une journée est évidemment difficile à comparer à 1 mois ou 1 an.
Quelles solutions ?
Identifier un problème, c’est bien. Proposer des solutions, c’est mieux.
Ces actes gratuits ont plusieurs impacts : ils augmentent la charge mentale au quotidien, créent un sentiment de « perdre » du temps et ils dissuadent à l’installation par la surcharge administrative induite, qui passe 1000 km au-dessus de la tête de nos gouvernants au sens large (CNAM, gouvernement, députés, etc.) car ils sont invisibles !
Tout l’intérêt de ces « actes gratuits » est de continuer à faire tourner le système entre deux patients, sur une pause repas, le soir ou le week-end, en assurant le maximum d’accessibilité pour les vrais problèmes médicaux. Il est facile de les réduire en les transformant… en actes payés, notamment via les téléconsultations ! Il est tentant de réserver 5 à 10 créneaux de téléconsultations de 5 minutes de 18h30 à 19h, pour absorber ces demandes et gagner quelques dizaines de milliers d’euros par an en faisant le même travail. Quant aux patients qui souhaitaient un RDV en fin de journée, ils attendront un autre jour…
Dit autrement : transformer les actes gratuits téléphoniques (ou mail) en (télé)consultations est favorable pour les finances du médecin, mais pas pour l’accès aux soins.
A ce stade, sur le sujet des « actes gratuits », je vois donc 2 grandes solutions à envisager, non mutuellement exclusives :
1/ payer ces actes gratuits… Rendre remboursables les actes téléphoniques ou mails menant à une action sur le dossier du patient, même de façon symbolique (5€ ou que sais-je).
Ca diminuerait ce sentiment de « perte de temps » sans nuire dramatiquement au budget de l’AM, et ça serait une façon de reconnaître le travail invisible. Plutôt que juste majorer des forfaits ou des actes, déjà payer et reconnaître le travail réellement effectué pourrait être une façon pertinente d’aborder la nouvelle convention à venir.
D’autres pays font ça : en Suisse, l’ouverture et consultation du dossier (par exemple pour intégrer un bilan biologique) est facturée au patient ! Totalement inimaginable chez nous… où les gens (patients et professionnels de santé) sont perçus comme des « irresponsables » à « responsabiliser » par un gouvernement visiblement en manque de miroir.
(Quant à la lutte contre la fraude, un patient qui voit une cotation « acte téléphonique », il doit pouvoir tracer avec sa demande ayant mené à remettre un courrier, une ordonnance…)
2/ réduire les actes, par la suppression des « certificats absurdes ». Et sur ce sujet, les idées ne manquent pas sur certificats-absurdes.fr. Il faut « juste » que les députés et le gouvernement décident d’agir réellement pour l’accès aux soins.
Ca viendra sûrement, quand ça sera davantage médiatisé… mais ça viendra trop tard.
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