En 3 billets, je vais dresser des généralités sur les études qualitatives, les études quantitatives, les revues de littérature et méta-analyses. Il existe des guides bien plus détaillés pour les trois (déjà cités dans les précédents billets) : il s’agit plutôt ici de présenter de grands tableaux, qui pourront guider dans le choix de réaliser sa thèse dans tel ou tel sujet.
Nous allons nous baser sur le plan proposé dans le billet du 6, où il est rappelé que la méthode est la recette de cuisine, pour quelqu’un qui veut reproduire les résultats.
Concrètement, dans tous les cas, vous allez : choisir un type d’étude (selon votre objectif) – puis recueillir des données – puis les analyser.
Choisir le type d’étude (ou l’approche)
En quantitatif (mieux connu avec la lecture critique d’articles notamment), nous avons des études épidémiologiques (descriptive ou analytique), diagnostiques, thérapeutiques. Vous recueillez des données chiffrées : l’objectif guidera l’analyse et les résultats que vous présenterez.
En qualitatif, c’est le même principe… mais avec des données textuelles.
Les principales études possibles sont les approches par :
- analyse interprétative phénoménologique (Interpretative Phenomenological Analysis ou IPA) : on se concentre sur l’individu, son vécu, son expérience (subjective) face à un phénomène
- théorisation ancrée (Grounded Theory Method ou GTM, construire la théorie à partir des données) : on étudie le phénomène partagé, en analysant comment il se construit à travers les récits et comportements des individus
- ethnographie : on étudie le groupe dans son environnement en observant comment il vit, interagit et s’approprie un phénomène.
Tout ça peut sembler abstrait et vous voici comme une poule avec un couteau (comme dit l’expression). Justement, étudions cette situation, et posons-nous (enfin) les bonnes questions :
- Comment chaque poule (P) interprète et se sent (I) face à l’arrivée d’un couteau (Co) ? (on étudie le vécu, le ressenti, l’expérience de l’individu face à un phénomène : c’est de l’approche par phénoménologie IPA)
- Comment les poules (P) réagissent (I) face à l’arrivée d’un couteau (Co) ? (on étudie les (ré)actions, les comportements face à un phénomène : c’est de l’approche par théorisation ancrée GTM)
- Comment le groupe de poules (P) intègre le couteau (I) dans leurs pratiques collectives (Co) ? (on étudie les dynamiques de groupe : c’est de l’ethnographie)
Pour essayer de bien saisir, voici 2 autres images :
- en littérature :
- la phénoménologie pourrait se rapprocher du journal intime ;
- la théorisation ancrée du polar ou thriller (où un scénario/une théorie s’élabore progressivement, pouvant être réel ou non, et surtout variable selon le point de vue) ;
- l’ethnographie d’une enquête-documentaire dans une tribu (au sens large, la tribu pouvant être « les médecins généralistes trentenaires exerçant en libéral »)
- ou plutôt qu’une poule avec un couteau, un enfant avec un puzzle :
- la phénoménologie, c’est demander à l’enfant comment il vit la pièce du puzzle (sa forme, son toucher, son poids, son odeur, sa chaleur, ce que ça évoque, etc.)
- la théorisation ancrée, c’est demander aux enfants d’associer les pièces les une avec les autres (sans suivre de modèle pré-établi) (on voit ici qu’un autre groupe, d’adultes par exemple, n’aurait pas la même image finale… changer de groupe c’est déjà être original !)
- l’ethnographie, c’est regarder un groupe d’enfants interagir avec un puzzle (qui ouvre la boîte, propose de chercher les coins, cherche les bords d’abord, commence par le milieu, par motifs, par couleurs…)
Maintenant, si on détaille un peu davantage, les différentes approches :
- théorisation ancrée : Construire un modèle explicatif (ou théorie) d’un phénomène ou d’interactions sociales, fondé (ou ancré) sur les données recueillies dans une population
- Exemple : comment un processus social (I) est-il construit à partir des représentations (Co) de la population (P) ?
- analyse interprétative phénoménologique : explorer en détail les habitudes ou comportements sur des individus
- Exemple : comment les individus (P) perçoivent, ressentent, interprètent (I) un phénomène donné (Co) ?
- ethnographie : s’immerger pour observer et analyser les habitudes de vie et les interactions d’un groupe
- Exemple : comment le groupe (P) vit et structure ses interactions (I) autour d’un phénomène donné (Co) ?
Notez que la théorisation ancrée et l’analyse interprétative phénoménologique sont des études longues de sociologie ; pour une thèse de médecine, on utilisera plus modestement les termes « d’approche (inspirée) par théorisation ancrée » et « d’approche par analyse interprétative phénoménologique ».
Pour plus de détails, vous pouvez revoir le site LEPCAM ou le livre de Jean-Pierre Lebeau déjà cité.
Pour mémoire, il existe d’autres approches possibles en sociologie (dont certaines sont détaillées ici par exemple) :
- étude de cas (étudier une ferme où une poule a trouvé un couteau pour comprendre ce phénomène rare)
- bibliographie / approche narrative (demander à chaque poule de raconter son expérience, puis analyser pour comprendre comment elles donnent du sens à leur réalité)
- observation participante (vivre au milieu des poules pour comprendre l’interaction avec le couteau – une des méthode de l’ethnographie)
- analyse de discours (étudier comment le discours du fermier influence la perception des poules face au couteau)
- analyse conversationnelle (observer comment les poules discutent entre elles lorsqu’elles ont découvert un couteau)
- analyse de contenus (analyser les traces laissées par les poules autour du contenu ou sur les réseaux sociaux)
- consensus structuré (demander aux poules expertes en couteau la conduite à tenir, et faire plusieurs tours pour dégager un consensus – par méthode Delphi).
- etc.
Recueillir des données : modalités de recueil et modalités d’échantillonnage
Le recueil de données est différent en quantitatif et en qualitatif. Pour marquer un peu les esprits, disons :
- en quantitatif, on cherche plutôt à avoir le minimum de variabilité avec le maximum d’individus (représentativité)
- en qualitatif, on cherche plutôt à avoir le maximum de variabilité (informations) avec le minimum d’individu
Si on étudie les finishers d’un marathon, on sera embêté en quantitatif si sur 100 personnes, on a un sportif avec 2 prothèses de hanche qui termine en 3 heures, parce qu’il n’est pas représentatif de la population générale des marathoniens… alors qu’on sera ravi d’avoir son avis (sans doute) différent et nouveau s’il fait partie des 10 personnes interrogées en qualitatif !
ll existe plusieurs méthodes de recueil :
- Observation : directe participante ou non (sur le terrain), indirecte (par analyse de transcriptions ou documentaire), par vidéo ;
- Entretiens individuels : libres (sans guide prédéfini), semi-structurés (avec des thèmes), structurés (questions précises), approfondis (une ou deux questions très détaillées) ;
- Entretiens en groupe : focus group (où les interactions entre participants permettent d’enrichir les données) ;
- Méthode de consensus : groupe nominal (groupe réuni), méthode Delphi (groupe qui ne se réunit jamais)
- Méthode de la pensée à voix haute, méthode des scénarios…
Le détail de la réalisation de ces méthodes pourra être retrouvé ailleurs.
Concernant l’échantillonnage, il pourra être :
- raisonné (intentionnel) : choisir des poules qui ont vu un couteau
- théorique (lié à la théorisation ancrée) : sélectionner les poules qui complètent les concepts émergents dans la théorie (celle qui a osé déplacer le couteau, etc.)
- par variation maximale (maximiser les points de vue) : choisir des poules d’âge extrêmes pour comprendre leurs visions
- par effet boule de neige (snowball sampling) : la première poule qui a vu un couteau nous oriente vers d’autres qui ont été dans la même situation
Ces modalités d’échantillonnage ne sont pas exclusive : on peut combiner un échantillonnage raisonné et une variation maximale.
Quand s’arrêter ?
L’idée est de poursuivre jusqu’à saturation (suffisance) des données : interroger des poules jusqu’à ce que x (souvent 2 consécutives) n’apportent plus de nouvelles informations par rapport à celles déjà recueillies
Notons ici qu’on parle de « suffisance » des données plutôt que saturation, qui est un concept de sociologie qui implique une triangulation lourde et chronophage, rarement réalisée pour une thèse de médecine générale.
Analyse des données
En qualitatif, vous pouvez utiliser le logiciel NVivo . En tapant « tutoriel » OU « didacticiel » ET NVIVO, vous trouverez facilement (on révise ici les booléens !). Par exemple, vous avez des capsules vidéo d’autoformation à NVivo par le Pre Sabrina Tremblay de l’Université du Québec à Chicoutimi.
Il existe des alternatives gratuites : Taguette, QualCoder, QDA Miner, RQDA, etc. Là encore, c’est à voir en amont avec votre directeur de thèse et ses habitudes…
Le travail va se baser en 3 temps : transcrire – décrire (coder) – analyser (organiser)
Transcrire
Auparavant (dans les années 2010 encore !) les verbatims étaient transcrits à la main, depuis un enregistrement audio et/ou vidéo. Désormais, beaucoup passent par des logiciels de reconnaissance vocale performants pour gagner un temps précieux !
Avant toute analyse, les données doivent être vérifiées et leur qualité optimisée (quand en quantitatif). Ici, cela passe par la triangulation (ce qui évoque juste triangle) :
- théorique : avec un codage indépendant par plusieurs experts de cadres disciplinaires variés (psychologie, sciences de la gestion, sociologie) ;
- des données (ou des outils de cueillette, ou des méthodes) : utiliser au moins 2 outils (entretiens, observations, analyse documentaire)
- des chercheurs et chercheuses : plusieurs chercheurs qui apportent un point de vue (sur les concepts, etc.)
- des sources : les données sont recueillies auprès de plusieurs sources différentes.
- écologique (ou indéfinie) : renvoie aux analyses et aux interprétations qui sont soumises à la vérification auprès des sujets participant à la recherche.
Coder (décrire)
Des thèmes ou concepts émergent des données via une phase de codage, souvent inductive (inverse de déductif).
Organiser (analyser)
Ces thèmes ou concepts sont ensuite regroupés ou reliés pour dégager du sens.
Ce qui est change est :
- la finalité de l’analyse :
- vécu individuel dans la phénoménologie, sans chercher à généraliser (un modèle est possible mais non systématique) ;
- théorie généralisable dans la théorie ancrée (le modèle est systématique) ;
- pratiques culturelles et interactions sociales en ethnographie, sans forcément chercher à théoriser (un modèle est possible mais non systématique) ;
- le niveau d’abstraction des concepts :
- proches du vécu, des sentiments subjectifs en phénoménologie
- modèle explicatif systématique en théorie ancrée
- pratiques sociales ou culturelles en etnhographie
Pour finir sur mes exemples de poules et de couteau :
- en théorie ancrée : l’analyse suit un processus inductif où les données sont codées au fur et à mesure pour faire émerger des concepts (l’appellation « ancrée » ou « grounded theory model » désigne bien le fait que la théorie naît du sol / des données). Les concepts sont ensuite comparés, regroupés en catégories, et intégrés dans un modèle théorique.
- Concrètement : transcrire les interviews des poules (données) ; identifier les thèmes récurrents (concepts : peur, curiosité, évitement, manipulation…) ; les relier pour construire une théorie (le modèle est obligatoire).
- en phénoménologie : l’analyse vise à comprendre l’expérience subjective par des descriptions détaillées, en identifiant les thèmes centraux dans les récits.
- Concrètement : interroger les poules, identifier les sentiments (surprise, danger, etc.) ; comprendre comment elles donnent du sens à cette expérience. Un modèle est possible.
- en ethnographie : l’analyse interprète les pratiques et interactions du groupe.
- Concrètement : observer comment les poules collaborent ou non face au couteau (organisation collective, conflit, etc.) et interpréter ce comportement dans leur environnement de ferme. Un modèle est possible.