Ca y est, la Sécurité Sociale va bientôt payer l’hôpital pour refuser de soigner des gens malades.
Acte I – Le projet du député (et neurologue) Olivier Véran depuis 2017.
Payer l’hôpital pour réorienter les patients, une solution pour décongestionner les urgences ? https://t.co/rqx68PpI5N via @LCP
Il y avait déjà eu une salve de « MAIS C’EST N’IMPORTE QUOI » à l’époque. Je retrouve facilement mon tweet, mais évidemment nous étions plusieurs à trouver ça idiot.
Suite à ces remarques, le député avait « dénoncé le côté réac' » des opposants. Très amusant de trouver « réac' » le fait de soigner des gens, et « moderne » sans doute le fait de payer pour ne pas soigner.
Donc nouvelle salve de remarques sur le sujet…
Cette mesure absurde se voudrait la réponse à « comment éduquer les patients à aller chez un MG et pas aux urgences pour des problèmes non-urgents ? ». Les députés de la majorité proposent « par la sanction en les virant des urgences » ; ça n’est pas de l’éducation à la santé !
Acte II – L’origine du projet : de la finance
J’ai dit au-dessus que c’est un projet de 2017, mais le tweet date de 2018.
En fait, cette mesure, on en parle déjà au nom d’Olivier Véran dans le rapport d’information n° 685 (2016-2017) de Mmes Laurence COHEN, Catherine GÉNISSON et M. René-Paul SAVARY, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 26 juillet 2017 :
« Il s’agirait, en somme, de donner à l’hôpital un intérêt financier à agir dans le sens d’un recentrement sur son coeur de métier pour chacun des acteurs de la prise en charge en urgence. Vos rapporteurs proposent dès lors, à la suite notamment des préconisations émises par notre collègue député Olivier Véran lors de son audition (…) de créer un forfait de réorientation visant à inciter les services à réadresser les patients ne nécessitant pas de prise en charge hospitalière vers les acteurs de ville. »
C’est extrait de la section : B. REVOIR LE MODE DE FINANCEMENT DES URGENCES HOSPITALIERES / 2. La réforme du financement des urgences / b) Faire du mode de financement des urgences un outil incitatif pour une meilleure coopération entre les différents acteurs de la prise en charge du soin non programmé.
Clairement, on est donc sur une mesure financière.
Il est à noter que dans le même rapport, quelques pages plus tôt, on peut lire (je vous mets les titres) :
- L’évolution des motifs de demandes de soins urgents remodèle peu à peu la mission des urgences (…)
- En dépit d’une forte stabilité du profil des patients accueillis et de la prévalence des consultations pour traumatologie, les prises en charges effectuées aux urgences tendent à se diversifier (…)
- Des situations d’urgence sociale de plus en plus visibles (…) Des situations d’urgence sociale de plus en plus visibles (…)
- La question des passages inutiles aux urgences : un faux problème (je vous promets, c’est le titre !) car c’est « une notion difficile à objectiver, recouvrant bien souvent des difficultés réelles des usagers du système de soins », impossible à appliquer avec l’actuelle « classification des patients (qui) ne peut cependant être faite qu’au terme d’un premier examen clinique »
- Le recours aux urgences, une solution « de confort » pour une minorité de patients : « La commodité de l’accès aux services des urgences est évoquée comme un motif de recours par certains patients (mais) près de huit patients sur dix décrivent leur venue aux urgences comme « clairement décidée pour un motif médical ». « Au total, s’ils existent bel et bien, les recours motivés par de strictes raisons de convenance personnelle apparaissent largement minoritaires ».
- Une évolution sociétale valorisant l’immédiateté de l’accès aux soins (immédiateté et consumérisme). Cette incapacité résulterait en partie d’une absence de connaissance et donc d’éducation thérapeutique. »
Et si on continue à remonter, c’est évoqué à travers le rapport de la fameuse Cour des Comptes en 2014 cherchant à identifier les passages évitables (pages 371s) :
Selon l’enquête de la DREES, un passage sur cinq n’a pas comporté d’acte, ce qui recouvre la catégorie CCMU1 (état clinique stable, pas d’acte complémentaire diagnostique ou thérapeutique). Cette donnée pourrait correspondre sous réserve d’analyses plus approfondies sur le profil sanitaire des patients en cause et toutes choses égales par ailleurs, à une réorientation éventuellement possible de l’ordre de 3,6 millions de passages annuels vers une prise en charge en ville.
Sur la base du différentiel entre le coût moyen estimé supra de 161,50 € par passage et du tarif des consultations en ville, l’ordre de grandeur des économies brutes susceptibles de résulter de la réorientation vers une prise en charge en ville de ces patients se présentant aux urgences, compte non tenu notamment des besoins de renforcement éventuels de la permanence des soins pourrait être de l’ordre de 500 M€ (ce calcul se base sur l’hypothèse de 3,6 millions de consultations à 23 € prises en charge en ville (soit 82,8 M€) à comparer avec leur coût à l’hôpital sur la base d’un coût moyen par passage de 161,50 € (581,4 M€). »
On notera que la Cour des Comptes (depuis le luxueux palais Cambon… ;)) pense qu’un passage aux urgences sans acte diagnostique ou thérapeutique complémentaire est valorisé 161€. Or, « selon la Cnam, moins de 5 % des passages ne donneraient lieu à aucun examen clinique ; 20 % d’entre eux se traduiraient par des actes et consultations pour un montant égal ou inférieur à 25 euros ; 80 % pour un montant supérieur à 25 euros (80€ en moyenne, en incluant les actes) » (source : le rapport des sénateurs cité ci-dessus).
C’est donc sur la base d’un calcul foireux de la Cour des Comptes qu’est né ce projet ! ^^
Acte III – Ce qui semble problématique dans ce projet de forfait de réorientation
Je vous résume ce que je notais dans les threads de l’époque :
- les patients vont être les grands perdants :
- dans l’immense majorité des cas, les patients ne sont pas des crétins qui vont sans raison aux urgences (postulat de base, tout à fait réactionnaire vous en conviendrez – le modernisme c’est prendre les gens pour des cons) ;
- personne ne va rester plusieurs heures en salle d’attente « pour rien » (bien sûr, vous trouverez toujours des anecdotes « croustillantes » d’une personne venue pour pas grand-chose, sur une garde ayant vu passer 200 patients – parce que c’est celles qu’on trouve amusantes à partager, mettre en BD…).
- les urgentistes ne vont pas donner « le bon RDV » au patient. Ils vont donner « un » RDV : peut-être que ça sera au moment de la sortie d’école, d’un moment où il faut s’occuper d’un parent/proche, d’un cabinet inaccessible à un patient sans véhicule…
- ce qui comptera c’est « réorienter », pas que le patient consulte (libre au patient de changer de RDV si celui trouvé aux urgences ne lui convient pas – et libre à lui de prévenir le médecin généraliste ou pas d’ailleurs de son absence…)
- il y aura forcément des renvois non justifiés, des RDV non honorés, des renoncements aux soins… Je veux dire, les gens sont devant un médecin, qui au lieu de les soigner va les réorienter : on ne peut pas améliorer les soins avec cette démarche « pseudo-éducative ». Même si seulement 20 % ne voient pas d’autre médecin, ça fait 20 % de renoncement aux soins. Bref, au minimum, on aura donc des retards ou des non prises en charge, pour des patients qui ont vu un médecin aux urgences (ou un IDE qui a pris un avis médical pour se couvrir).
- … mais les MG ne seront pas en reste :
- les médecins qui ont beaucoup de créneaux dispo, ça peut être les jeunes installés (cool) ou les médecins-lumino-gemmotherapeutes que les gens fuient pour des raisons qui sont peut-être bonnes (relationnel ou compétences sous-optimaux) (pas cool).
- les MG sont débordés, sinon les gens n’iraient pas aux urgences sans RDV pour des pathologies relevant de la MG…
- ça implique de voir des patients qu’on ne connait pas (c’est plus long), après qu’ils aient déjà vu un médecin aux urgences…
- un planning de MG, ça n’est pas forcément que du soin : nous avons des obligations de libéraux / chefs d’entreprise, et besoin de temps pour scanner des courriers, lire des bilans biologiques… (les urgentistes aussi lisent les bilans biologiques et rédigent des courriers, mais ils ne sont pas sur un planning sur rendez-vous ; la notion de flux est différente aux urgences et dans un cabinet de médecine générale qui n’est pas ouvert 24h/24, nous on doit rentrer chez nous le soir).
- il est probable que la suite soit un lien « urgences -> CPTS » avec des enjeux financiers (la CPTS et les MG auront une rémunération selon le nombre et le taux de réorientations acceptées). Et qu’au lieu de soigner des gens, on passe du temps à réfléchir à comment gagner de l’argent sur le fait qu’on manque tous de temps pour soigner des gens. Ce qui, d’un point de vue pratique de soignant, est contre-productif – bien que lucrativement passionnant.
- pour jouer le jeu, à terme, il faudra que nous partagions tous le même agenda. Le plus simple sera d’aller faire ça chez Doctolib déjà défendu par le gouvernement en se fichant de vendre toutes les données de santé à une seule boîte privée, pour réaliser leur rêve d’une start-up de « Silicon Valley à la française ».
- comme dit plus haut, le risque d’un lapin est énorme (les urgentistes vont filer le premier RDV dispo, empocher les 60€ et on s’en fiche si le patient va honorer ou non ce RDV…) Ce qui signifie qu’un patient du médecin n’aura pas ce RDV et ira peut-être aux urgences. C’est le concept de déshabiller Pierre pour habiller Paul.
- au total, le vrai problème c’est qu’il est idiot de prétendre défendre l’efficience des soins et bloquer un créneau de médecin urgentiste + un créneau de médecin généraliste pour le même problème, qui sera réglé en 30 minutes au lieu de 15… (comme s’il y avait une scission totale entre la ville, les urgences et l’hôpital)
- (Je ne parle même pas du fait que les urgentistes toucheront 60€ pour ne pas voir le patient et que je le vois ensuite pour 25€. Le but n’est pas de vouloir augmenter mon tarif de consultations d’urgence – rien à carrer je gagne assez ma vie comme ça. Le but est que les patients que je suis continuent à être soignés quand ils ressentent une urgence !)
- et les urgentistes vont également être perdants à moyen terme :
- il va de soi que les urgences auront à terme des taux de réorientation à respecter
- au lieu d’une prise en charge en 10-15 minutes pour soigner, ces 10-15 minutes seront dévolues à réorienter. Ca n’est pas l’hôtesse ou l’infirmier d’accueil qui reorientera, tout est seniorisé…
- Or, si l’activité baisse (avec la tarification actuelle), les moyens et les postes baisseront.
- si j’ai bien compris, la mesure compensatoire de 60€ va durer 2 ans, puis après les régimes d’assurance maladie ne financeront peut-être plus. On revient à la baisse de moyens et donc baisse de postes.
Acte IV – Les indéniables problèmes et leurs évidentes solutions
On ne peut pas le nier : il y a un problème de manque de moyens par rapport à la demande aux urgences. C’est un fait. Il y a aussi un manque de moyens en aval (trouver un lit pour les patients à hospitaliser) qui embolise les urgences :
« La disponibilité de lits influe sur la durée de passage aux urgences. La recherche d’une place d’hospitalisation prend plus de 50 minutes dans la moitié des cas dès que plusieurs appels sont nécessaires pour l’obtenir. » (source)
La réponse est : augmenter les moyens, créer des parcours alternatifs SUR PLACE et AU MOMENT du soin débuté. Pas à distance avec un autre médecin où les patients n’iront pas toujours. Créer du soin. Apparemment, ça doit être reac de vouloir que les gens se soignent. Ce qui est « tendance » c’est de penser que les patients sont des imbéciles qui vont aux urgences parce qu’ils réfléchissent comme des veaux. (C’est la condition requise à cette mesure, c’est le postulat !)
Motivations des patients à venir aux urgences en juin 2013 (source)
L’autre problème, c’est que les gens viennent aux urgences, et qu’une fois le diagnostic posé, on se rend compte que ça aurait pu être pris en charge en ambulatoire sans perte de chance (à pondérer avec les 21 % ci-dessus venus aux urgences par défaut dont la moitié par absence de rendez-vous).
Le 11 juin 2013, dans la région PACA, les MG ont vu 11 045 patients en consultation (dont 69 adressés après appel au SAMU) ; les urgences ont vu 4 370 patients, dont 2 415 venus de leur propre chef, 821 après avis de leur MG, 768 après avis du SAMU.
Néanmoins, « la répartition des consultations de 1° recours (entre MG et service d’urgence) ne peut pas être évaluée du fait de l’impossibilité de mesurer de manière fiable les données d’activité non programmée réalisée en médecine ambulatoire (urgence et non urgence). » (source, pages 25-26) (en fait c’était à peu près 12 % en 2004 de soins urgents pour la médecine ambulatoire, mais ça a pu évoluer).
Acte V – Un an après, le J.O.
Et nous voici 2 ans et demi après le rapport des sénateurs, et mené jusqu’au bout par Olivier Véran : le forfait de réorientation va être expérimenté pendant 24 mois à partir de la prise en charge du premier patient au 1er avril 2020 (c’est dans le Journal Officiel depuis une semaine et dans la presse hier).
Lisons cet arrêté du 27 décembre 2019 relatif à l’expérimentation du forfait de réorientation des patients dans les services d’urgence…
- Justification : « les enquêtes et en particulier celle conduite par la DRESS en 2013 montrent qu’entre un quart et un tiers des patients qui se présentent aux urgences auraient pu, sans perte de chance, être pris en charge par des praticiens de ville. » (C’est l’enquête réalisée le 11 juin 2013 dans 736 points d’accueil des urgences (52 000 patients) dont je cite quelques résultats au-dessus.)
- D’ailleurs, ils précisent : « Cette inadéquation de la prise en charge n’est imputable ni aux services d’urgence, ni aux patients (…) Il n’est pas possible, non plus, d’imputer cette inadéquation aux praticiens de ville car il n’existe aucune relation comme le montre le schéma ci-dessous entre d’un côté le niveau de fréquentation des urgences hospitalières et de l’autre côté les visites à domicile et les consultations par habitant. »
- « Le forfait de réorientation (…) se substitue à tous les autres éléments de rémunération de l’établissement (…) sans impact sur le FAU. » Donc incitation à réorienter dans un premier temps (tant que le forfait existe), puisque l’ATU est coté 25€ et que le FAU est conservé.
- « Pour les praticiens libéraux, le forfait de réorientation ne peut déclencher la facturation de la majoration d’urgence (MU) en plus de la consultation et/ou des actes. » Oui, alors cette MU ne se cote pas avec une consultation mais uniquement avec une visite… j’ose espérer que vous n’allez pas envoyer un médecin généraliste en visite à domicile chez un patient que vous avez renvoyé des urgences, hein… (Sérieusement quand je vois cette phrase, je me dis qu’aucun MG n’a participé à la rédaction de ce texte, qui traine depuis 2 ans et demi. C’est un peu couillon quand on sait que les MG sont les médecins qui voient le plus d’urgences non programmées).
- « Par ailleurs, le patient est exonéré de reste à charge sur le forfait de réorientation. Ce dernier peut, à tout moment, refuser la réorientation. » Oui enfin dans ce cas, ça veut quand même dire mettre le patient dehors sans soin OU dire au patient qu’il sera vu quand même, quand on aura le temps ?
- « Pour la gestion des relations (de toute nature) avec les médecins libéraux partenaires dans le cadre de la réorientation, l’établissement établit une convention. » Ah, donc plusieurs nouvelles : les MG peuvent être partenaire ou non ; ça implique de signer une convention qui doit donc impliquer une compensation d’une sorte ou d’une autre (… on renvoie nos patients vers les urgences pendant nos vacances ? LOL, je plaisante ! Bah non, ça sera forcément une compensation financière, qu’est-ce qu’on peut demander d’autre à l’hôpital public en tant que MG, puisqu’on a déjà un service d’excellence en matière de soins urgents… ?)
- « L‘expérimentation repose sur un travail conjoint entre les urgentistes et les praticiens libéraux :
- communication des plages de consultations et modalités d’accès à celle-ci pour l’hôpital,
- modalités de la réorientation et des informations transmises de l’hôpital au médecin de ville et de ce dernier vers l’hôpital, suivi et pilotage de l’expérimentation etc.).
- Donc concrètement, les MG partenaires devront partager le même type d’agenda (je veux bien dire « je suis partenaire, les RDV chez moi sont pris par téléphone », mais je doute que l’infirmier d’accueil passe son temps à appeler tous les médecins un à un… quand il existe Doctolib – par exemple !)
- Et c’est même clairement dit plus loin : « Les sites de prise de rendez-vous en ligne seront sollicités pour apporter leurs concours à la mise à disposition des données pour les établissements ; »
- La seconde étape est de construire dans chaque service d’urgence le processus concret de la réorientation (…) sachant que les deux seules obligations faites à l’hôpital sont les suivantes :
a) La décision de réorientation est prise par un médecin sénior (au vu des résultats du questionnaire de proposer la réorientation au patient).
b) La réorientation se traduit pour le patient par un rendez-vous (date, heure et lieu) qui est synthétisé sous la forme d’un bulletin de réorientation. »
- Donc comme ça a été dit, on va dépenser du temps infirmier et médecin et administratif pour ne pas soigner un patient… Tout devra être séniorisé, et le forfait dépassant l’ATU, il y a une vraie incitation à ce qu’un médecin, sur un problème CCMU1, ne voit pas le patient mais du temps sur le dossier pré-rempli en salle d’attente par le patient…
- Les objectifs poursuivis par l’expérimentation sont : entre 5 et 10 % de patients réorientés par service d’urgence expérimentateur ; a minima 70 % des consultations de réorientation honorées par les patients ; (pas d’incidence sur l’état de santé, ralentir la progression des passages aux urgences) ».
- Ah mais donc c’est PIRE que ce que j’imaginais : ils annoncent d’emblée le taux de réorientation attendu (oh bah quelle surprise, sinon quoi ? une punition financière ? moins de moyens ? les bras m’en tombent), et SURTOUT, ils annoncent 30 % de lapins chez les médecins partenaires !
- « Cet approfondissement va aussi dans le sens des politiques (…) avec la création et le développement des CPTS et plus globalement de la structuration des soins de ville. »
- « Dans le cadre de l’expérimentation le surcoût du forfait sera donc de l’ordre de 1,7 millions d’euros (le forfait de réorientation aura un coût annuel de 5,8 millions d’euros en substitution d’une facturation « classique » de 4,1 millions d’euros). Ce surcoût devra être pris en compte dans une réforme plus globale du mode de financement des urgences. » Oui, donc voilà, on a trouvé 1,7 millions d’euros par an dédiés à ne pas soigner les gens.
Et évidemment, pour tout le monde, ce projet va être inaudible…
Acte VI – A qui profite le crime ?
Alors, à la fin, si les patients sont perdants (pour tout ce qui a été dit au-dessus), si les généralistes sont perdants (parce qu’on va demander à des gens bossant en moyenne déclaré 55 heures par semaine de faire un effort supplémentaire), si la sécurité sociale est perdante (parce que 60€ + la FAU + 25€ pour un CCMU1, ça commence à faire cher), si les urgentistes ne sont pas vraiment gagnants (parce que ça va leur demander du travail administratif sur la base d’un questionnaire pour augmenter temporairement le financement au lieu de faire leur travail de soignant), il faut bien que quelqu’un tire son épingle du jeu…
Je crois au rasoir d’Ockham et je pense que les gens qui défendent ce projet (Olivier Véran en tête, mais pas que) sont sincères et pensent vraiment qu’ils proposent une mesure innovante qui va améliorer les soins. Il y a le biais cognitif des coûts irrécupérables (j’y pense souvent ^^) aussi qui fait qu’on n’abandonne pas un projet vieux de 2 ans et demi, avec tout l’investissement que ça représente ; on préfèrera toujours traiter les opposants de « réac » et tenir le cap.
Je ne pense pas que ces gens ont de mauvaises intentions volontaires cachées vis-à-vis des patients ou des médecins urgentistes ou généralistes.
Par contre, je pense que si on voulait écrire une dystopie en santé, ce forfait de réorientation serait un point de départ intéressant.
Ca commence en 2014 avec un calcul foireux de la Cour des Comptes qui estime qu’un passage sans acte diagnostique ou thérapeutique est valorisé 160€ pour les urgences, et qu’il y a donc moyen de faire beaucoup d’économies. Un rapport qui détaille qu’on ne peut pas cerner les « passages évitables » et qu’ils sont de toute façon très minoritaire. Un député de la majorité, médecin, qui porte ce projet de forfait de réorientation pendant des années.
Et puis un arrêté où il est dit que « les sites de prise de rendez-vous en ligne seront sollicités pour apporter leurs concours à la mise à disposition des données pour les établissements ». Même si plus loin, on lit que « l’expérimentation n’implique aucun marché particulier ou de relation particulière avec des industriels », je pense que ce tableau sur « pourquoi ce projet est innovant » en dit assez long…
Ce projet est innovant car on va utiliser des outils ou services numériques favorisant l’organisation (oh non, ça n’est pas innovant pour son articulation entre soins ambulatoires et soins hospitaliers, ou pour les prises en charge médico-sociales qui bloquent les urgences… non, non, c’est parce qu’on va utiliser des agendas en ligne partagés).
Et quand on parle d’agenda en ligne, c’est forcément Doctolib, qui fait la fierté de la start-up nation française (même si ça a été fondé sous François Hollande), et qui a été visité par les 2 secrétaires d’État en charge du numérique : Mounir Mahjoubi puis Cédric O (qui tutoie le fondateur). L’ASIP Santé (service du ministère de la santé) a fait la promotion de Doctolib, l’AP-HP leur a vendu leur agenda…
Quelques rares personnes s’en inquiètent (merci France TV info pour cet article !), mais en vrai, la plupart des gens s’en fichent encore. Pourtant Doctolib sait déjà :
- quels professionnels de santé vous consultez et dans quel ordre (le référent VIH ? l’oncologue après le gynécologue ? après le gastrologue ? rhumatologue puis kinésithérapeute ? sage-femme tous les mois ?)
- quels pseudo-thérapeutes vous consultez (magnétiseur, luminothérapeute, ils ont tout et ça n’est pas une « maladresse » de leur part)
- (bientôt) quels sont les antécédents que vous rentrez avant la consultation de télémédecine ; et ils vont « apporter leurs concours à la mise à disposition de ces données ».
- (bientôt) quels traitements vous recevez sur l’ordonnance envoyée par voie électronique ;
- (bientôt) si vous êtes allés aux urgences et avez été réorienté.
… vous imaginez le coût qu’on peut attribuer à de telles données ?
Qui peut nous assurer que ces données ne tomberont jamais entre de mauvaises mains ? (par définition, toute donnée sur internet finira un jour ou l’autre entre les mains de quelqu’un qui aura su les hacker).
Qui peut nous assurer que ces données ne seront pas revendues, à des publicitaires ? (oh oui, pour l’instant c’est écrit que ça ne sera pas revendu, mais les conditions pourront changer quand tous les médecins seront sur Doctolib, incités par le Gouvernement). Ca pourra être cool hein, quand X fera de la publicité ciblée aux patients obèses, quand Y vendra de la « poudre de perlimpinpin » aux patients avec un cancer… Je sais bien que Google peut savoir tout ça de nous au prix d’efforts certains, mais ça n’est pas une raison pour qu’on collecte au même endroit toutes les données de santé sur des décisions gouvernementales !
Et puis à un moment, quand toutes les données seront là, il est possible aussi qu’une assurance décide de racheter ou investir massivement dans ce chouette service qu’est Doctolib… Est-ce que Doctolib refusera plusieurs millions d’euros ? Tout s’achète, c’est la loi de Disney !
Alors à ce moment-là, ça sera un bon prétexte pour répondre « ah bah non, on ne vous indemnise pas de votre dépression, car vous avez souffert d’une attitude scoliotique en 1998 que vous avez omis de nous signaler à l’époque de la signature du contrat… sinon, on ne vous aurait pas couvert, car on sait bien que les gens qui ont mal au dos sont dépressifs » (je plaisante ? Un peu, mais pas tellement : j’ai un patient à qui j’ai noté « attitude scoliotique » dans les antécédents, qui paie maintenant plus cher son assurance et n’est pas couvert sur le risque dépression à cause de ça, et uniquement de ça).
… vous voyez l’idée, je crois.
Là encore, malgré tout ce que j’en dis ici ou là, je ne pense pas que Doctolib soit gouverné par des méchants à la James Bond. J’ai de l’admiration pour son fondateur, Stanislas Niox-Château, qui est manifestement un gars passionné qui a eu une bonne idée au bon moment, et a su la développer mieux que les autres. Bravo, vraiment !
Mais ça reste une entreprise privée, avec des entrepreneurs, qui veulent gagner plus d’argent et faire plaisir à leurs fondateurs, manageurs et actionnaires… Ce ne sont pas des philanthropes, même si leur objectif est aussi d’améliorer la santé. Or, devons-nous vendre l’organisation de la santé (publique) à une entreprise privée ? C’est la vraie question, parce que c’est ce qu’on est en train de faire ici ; le grand gagnant de ce forfait de réorientation, ça ne sera pas l’urgentiste qui aura renvoyé un patient avec une otite moyenne aiguë hyperalgique sans antibiotique en pleine nuit (au lieu de soulager le patient), ça ne sera pas le patient, ça ne sera pas le généraliste qui reverra (peut-être ou pas – 30 % de lapins annoncés quand même) le patient le lendemain… le grand gagnant, ça sera Doctolib qui trouvera une nouvelle façon de se rendre indispensable dans le paysage de la santé française, et deviendra de plus en plus incontournable.
Enfin, si ça se trouve, tout ça ce sont juste des pensées de réac’.